Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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Jean?… Ah! tu m'as fait entrevoir que nous ne sommes patriotes que vaguement, sans conviction…

      —Pourquoi? Quelles sont les causes profonde, génératrices?

      —Monsieur le Docteur! salua courtoisement Paul, avec un sourire.

      —Hélas! monsieur le Docteur ignore le remède, parce qu'il ne connaît guère le mal. Le diagnostic est difficile: y aurait-il, du reste, un curatif sauveur?

      —Et nous ne réfléchissons jamais à cela…

      —L'égoïsme!…

      —Moi! moi toujours! N'ai-je pas un avenir? Qu'importe la race?

      —Oui, Paul, je serai médecin, tu géras ingénieur… Ne sens-tu pas que nous ne serons jamais autre chose pour notre race?

      —Excellons, alors! Sois un médecin qui vaille!… Oui, devenons des valeurs: une race n'a jamais trop d'individus qui dominent.

      —Sans fatuité, j'y songeais cet après-midi… C'est beaucoup, mais il y a autre chose… de l'amour, par exemple. Nous n'aimons pas notre race, parce que nous ne la connaissons pas. Son histoire t'a-t-elle passionné, conquis, gardé? Que t'en reste-t-il?

      —Presque rien…

      —Nos frères de l'Ontario sont menacés d'une loi qui ouvre un abîme: sommes-nous touchés? Leurs angoisses ont-elles franchi l'Outaouais pour pénétrer dans nos coeurs? Qu'importe la race et qu'elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin?…

      —Nous n'aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres! L'union canadienne-française est un mythe! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m'arrive: épouserions-nous la jeune fille d'un vaillant ouvrier des nôtres?

      —Le jeune fille d'un ouvrier? Quelle idée! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

      Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le coeur du jeune médecin. Il ne s'était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l'après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu'elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s'en être soucié. Paul, sans le vouloir, l'accuse et l'afflige: il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d'autres pour que, dans l'âme intuitive de son compagnon, s'illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l'intelligence ce qui fuyait devant elle. A travers ce regard d'une ouvrière qu'il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d'aube, il aperçoit des horizons plus larges… Quelques secondes plus tôt, il prononçait lui-même: «Nous n'aimons pas notre race!» mais sans aller jusqu'aux profondeurs de cette parole. Aime-t-il sa race, l'homme qui la méprise dans le sang de l'ouvrier? Est-il nécessaire d'outrager pour que l'on dédaigne? L'indifférence qui ignore n'est-elle pas un déni d'amour? C'est comme si le poids des indifférences écrasait Jean de s'a lourdeur: il en a la certitude en soi, l'apathie circule entre la classe des travailleurs, paysans ou manoeuvres, et celles qui en sortent. Les organismes de la race canadienne-française vivent, isolément, sans l'amour qui les nouerait ensemble. Et les haines intimes débilitent même chacun des organismes… Une multitude de faits révélateurs, que des larmes d'ouvrière ont tout à coup réunis en lui-même, assiègent l'esprit de Jean, démasquent une vérité poignante…

      Paul Garneau eut comme une divination de ce que son compagnon ne disait pas.

      —Tu n'as pas répondu, Jean! Tout, est là, peut-être…

      —Tout est là, Paul, j'en suis convaincu!

      —Comme tu es étrange! Ne te laisse pas déprimer ainsi: grâce à Dieu, nous ne sommes pas Coupables.

      —C'est vrai, et pourtant…

      —Qu'y pouvons-nous faire, Jean? L'apathie est générale, immense…

      —Secouons du moins celle qui nous possède!

      —Comment? Elle nous tient si bien!

      —Le sais-je, moi?

      —Tu affirmais, il y a un instant.

      —J'affirme de nouveau, Paul. Je sens que nous pouvons être des patriotes! Soyons-le, veux-tu? Si nous ne pouvons l'être d'une façon militante, soyons-le en nous-mêmes, ayons le souci des questions nationales, intéressons-nous à l'avenir de notre race. Quelques vaillants combattent, admirons-les. Ouvrons en notre coeur un sanctuaire pour le culte de la race comme nous en avons un pour le culte de Dieu! Les paroles de ce soir étaient belles, nous ont grandis: qu'elles ne se perdent pas en nous comme des nuages, mais qu'elles demeurent comme des raisons supérieures de vivre! Respectons notre race dans l'inférieur, le domestique… l'ouvrier. Respectons notre langue, sa pureté, sa noblesse, parlons-la avec piété, avec bonheur. Apprenons à lire notre histoire pour qu'elle nous donne l'orgueil de relever la tête, quand on nous insulte… Tu le disais toi-même: soyons des individus qui ajoutent un peu d'auréole à leur race!

      —Et nous insufflerons à nos fils, à nos filles, Jean, l'âme de notre race, nous leur transmettrons ce culte! Qui sait? L'un de nos fils, plus puissant, mieux préparé que nous, fera peut-être ce que nous voudrions tant faire, battra en brèche l'apathie générale, lourde comme une forteresse…

      —Tu as raison. Un de mes amis, par l'entraînement au foyer, est devenu un politicien du plus merveilleux avenir. Ah! c'est de l'éducation familiale que se lèverait l'union canadienne-française!

      —Quelles possibilités!

      —Quels espoirs!

      —Chimériques, hélas, mon Jean!

      —Parce qu'on ne sait pas, ou parce que l'on ne veut pas… Nous n'ignorons plus, mon ami, c'est notre devoir de vouloir!

      —Hélas, nous le voulons comme en rêve…

      —Le doute encore, le laisser faire, l'égoïsme…

      —Essayons, Jean!… Voici la rue Salaberry, il faut que je te laisse! Avant de nous séparer, promettons-nous de ne pas oublier, de réagir, d'essayer…

      —Essayons, Paul…

      —Comme on rirait de nous, si on nous entendait!

      —Ah, c'est vrai! Quels excentriques nous sommes! l'opinion toujours!

      —Il arrive si souvent qu'elle raille avant de s'être donné la peine de comprendre… Il faut la respecter, mais n'être pas son esclave.

      —Facile à dire!

      —Oui, ce doit être redoutable de la heurter de front!

      —L'opinion canadienne-française est singulièrement taquine et chatouilleuse…

      —Un jour ou l'autre, si nous sommes fidèles à notre programme, il faudra bien la taquiner un peu…

      —Le ferons-nous, mon ami?

      —Encore le scepticisme! C'est un grand philosophe qui a raison peut-être…

      —Nous essayerons, Jean…

      Les deux compagnons se promirent d'en recauser…

      Jean Fontaine accélère le pas: ses nerfs tendus l'entraînent. Il va, la tête souvent inclinée vers le trottoir, la pensée très active, envisageant pêle-mêle toutes les faces du problème qui l'obsède. A peine jouit-il d'une nuit savoureuse. L'air a cueilli sur son aile tous les parfums de l'oeillet, de la violette et des géraniums. L'azur est si tristement doux que les étoiles au firmament tremblent comme des larmes d'or. Là où le réverbère électrique répand sa lueur, les arbres s'argentent, s'attendrissent: là où l'ombre les enveloppe, ils prennent des airs graves et discrets. Des silhouettes sombres flânent le long de quelques vérandas: un murmure de voix


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