Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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et son besoin de vivre!

      Et ces flots d'espérance roulaient Jean dans leurs profondeurs. Il ne se reconnut plus, il ignorait qu'une telle puissance d'émotion fut latente aux sources de lui-même. Certaines paroles agitèrent, en lui des échos dont la voix inconnue le bouleversait. Quelque chose de mystérieux, aux confins les plus reculés de son être, s'attendrissait, faisait monter à son coeur des larmes nouvelles. Il fut même secoué par ces rares élans de bonté qui ne sont presque plus humains à force d'être immenses. Plus étranges et profonds que ceux dont lui était demeuré le souvenir, ceux-ci laissaient en lui un mélange de douceur et d'effroi. Son esprit ébauchait parfois une explication du phénomène moral qu'il ressentait. Des affinités, dont les circonstances avaient respecté le sommeil, s'éveillaient-elles pour lui révéler combien l'âme des aïeux se prolonge en celle de leurs fils? Oui, la sève du passé coulait dans ses veines intense… Ou bien, il devait se condamner, jeune homme, de ne pas avoir déjà cultivé les germes de pur enthousiasme que renfermait son être et qui subitement palpitaient au meilleur de sa vie! Il s'accusa de nonchalance à l'égard de sa race, de ne pas avoir eu la curiosité de son héroïsme, la passion d'en connaître l'histoire, un véritable orgueil de ses traditions. Au collège, il n'avait qu'effleuré de son coeur les triomphes et les souffrances de la race française au Canada, il n'y avait pas applaudi ou compati de tout son amour. L'inconstance de son esprit, qu'attiraient alors les études les plus diverses, et les examens sans cesse à l'horizon, le rendait si peu attentif à l'épopée canadienne, qu'il ne vibrait que superficiellement aux souvenirs. Les grands jours de la Nouvelle-France ne l'avaient guère plus ému qu'Austerlitz ou l'holocauste des Thermopyles. Et depuis le collège, les vagues de patriotisme déchaînées au loin ne lui apportaient qu'une rumeur assourdie. La science l'accaparait, le refroidit, toujours plus, l'isola de ce qui n'était pas elle. Sachant de quelles ambitions, de quels égoïsmes bouillonnaient les âmes de plusieurs de ses confrères, il discernait trop bien, sous les diatribes irritées qu'ils hurlaient sur les tréteaux, les jours de campagne électorale, une exaltation mensongère parce qu'elle était calculatrice. Sans doute, il exagérait la laideur, et surtout, l'instinct du lucre chez eux: il oubliait principalement que tous ses camarades n'avaient pas une bourse paternelle où se fournir et, que plusieurs flammes du coeur jaillissaient de leurs poitrines salariées. Mais ne fallait-il pas qu'il étranglât, si peu souvent qu'il vînt, le remords de ne se soucier qu'indolemment des destinées nationales? Il avait mobilisé toutes ses forces d'intelligence et de courage pour la conquête de la science aimée. Les hommes pouvaient-ils exiger plus de lui que la consécration de lui-même à leur bien, à leur soulagement, à leur patrimoine d'honneur? Un idéal trouble d'humanitarisme le dominait seul, réduisait à néant les quelques blâmes fugitifs de la conscience…

      Au cours de la dernière année, cette oisiveté de la fibre patriotique s'approfondit encore. Le doctorat la hantait, le prenait tout entier… Des amis, pendant la dernière semaine, l'appelèrent en souriant Monsieur le docteur Fontaine. Quelques envieux lui firent l'aumône de félicitations grimaçantes. L'ivresse du succès ne tarda pas à tomber, était presque morte en lui, cet après-midi même, alors que son ambition avait interrogé l'avenir. Au son des mots qui éclatent et triomphent ce soir, il comprend la minute bizarre, entraînante qu'il a vécue devant, les plaines d'Abraham. Des forces obscures l'avaient remué dont l'impulsion devient plus énergique, activée par la circonstance, les drapeaux, la multitude, les discours, les hosannahs vers le ciel, la clameur des bravos, le frémissement des espoirs. Comme jadis, aux bords du Saint-Laurent rêveur sous le crépuscule, l'âme traditionnelle des villages flambait dans les feux de la Saint-Jean qui fraternisaient au loin de colline en colline, les Français d'Amérique, à travers la pénombre des siècles, des monts de la Louisiane aux sommets de l'Acadie, des pics du Maine aux cimes des Laurentides, allument des brasiers de joie intenses et fraternels. C'est la résurrection des ancêtres par l'amour de leurs fils…

      Quand il s'arrache au magnétisme de tout cela, Jean revient à l'analyse de ce qui s'agite aux profondeurs de lui-même. Quelles perspectives, dès lors, s'élargissent en sa mémoire! Les aïeux, fantômes jusque-là vagues pour lui, s'animent d'une forme plus tangible, d'une présence plus chère. Il ne les revoit plus seulement immortels dans leur sacrifice, comme aux champs d'Abraham, ils revivent, en lui humblement et noblement. Avant le grand-père, race de travailleurs acharnés à la besogne du sol, quelque part dans les plaines de la Beauce, et depuis le grand-père, détaché de la ferme par le sortilège de la ville, race d'ouvriers tenaces au labeur, la race des Fontaine a de vigoureuses racines en patrie canadienne. On n'a pas transmis les traditions de sa famille à Jean, mais il devine ce qu'on ne lui a pas dit, tout un passé de vaillance, de robustesse et de foi. A la façon dont le sang lui frappe au coeur, il n'a pas besoin qu'on lui fasse des récits ou narre des légendes, il sait que roule dans ses veines un torrent de choses fortes et saines. Et cependant, a-t-il eu jamais le culte des ancêtres, furent-elles même un souvenir, les visions où leur ombre fuyante revenait à sa pensée, n'était-il pas insensible devant elles? Comment est-ce la première fois qu'un lien se noue entre elles et lui, qu'une tendresse en lui monte vers des êtres presque réels, presque souriants, vers les anciens, les pionniers, les colons, les femmes héroïques, les amants de la terre, les croyants, les honnêtes, le grand-père travaillant comme un galérien pour que les siens toujours plus nombreux n'eussent pas honte de lui?

      Une dernière acclamation ébranle cette foule et les voûtes. L'unanimité cesse, il n'y a plus que des individus qui bientôt se bousculent à la sortie. Des mots banals se prononcent, amoindrissent les grandes choses qui ont été dites. Quelqu'un s'écrie: «Qu'il faisait chaud! On fondait!» Plus loin, un autre gémit: «Si ce n'était pas si loin, la maison!» A coup sûr, l'enchantement s'émiette, on redevient bourgeois, content de soi-même. Au foyer, ne retrouvera-t-on pas l'insouciance au-dessus de laquelle ont plané les âmes quelques heures? A quoi bon des soubresauts de patriotisme, s'il ne s'infiltre pas dans la vie canadienne-française pour y couler, l'enrichir et l'élever? Après que des paroles flamboyantes l'ont traversée comme des éclairs, l'apathie revient sereine. Jean ne l'ignore pas, il en éprouve beaucoup d'amertume. Aux quelques amis qui se détendent le cerveau par un bavardage sur les jeunes filles ou des saillies à la québécoise, il ne donne que des réponses à demi conscientes, presque des monosyllabes.

      —Depuis que tu es Monsieur le Docteur Fontaine, insinue même l'un d'eux, crois-tu le badinage au-dessous de ta dignité?

      —Pourquoi cette taquinerie? Tu me connais pourtant, Jules, répond-il. Je regarde la foule, comme vous tous, chers amis, mieux, que vous, puisque je parle moins.

      —Tiens! nous parlons trop? Nous ne voyons rien, nous qui ne songeons qu'à voir! dit un autre.

      —Il est des choses que vous ne voyez pas.

      —Quoi donc?

      —Pourquoi ternir votre joie si claire? dit Jean, avec une gravité douce. Ce que j'aurais à dire n'est, pas gai, voilà tout… C'est une impression confuse. Je ne saurais préciser d'elle qu'une chose, c'est qu'elle me possède. Je regrette de ne pouvoir rire comme vous…

      Jean ne cherche plus de causes à cette peine, il s'y abandonne servilement. Autour de lui, les gens s'appellent, se crient des riens, souvent des niaiseries, se mêlent, se piétinent, s'excusent ou se chatouillent l'épiderme d'invectives, commencent à oublier… La Grande Allée fourmille d'une cohue babélique. Les cochers, le visage en contorsions, le geste furibond, glapissent, tonnent, anathématisent, se servant de leurs vocables tranchants comme les archers de leurs lances pour frayer jadis un passage au carrosse des rois. Les tramways écrasent sous le poids des êtres humains. Les lampes électriques clignotent d'un oeil narquois. Tout ce tumulte n'empêche pas les arbres d'être silencieux dans l'ombre. Il descend, du ciel et des étoiles une mélancolie douce comme une rosée d'amour.

      Jean remonte la Grande Allée. Il cause avec Paul Garneau, un ingénieur forestier, très-intelligent, presque son ami. Ils vivaient trop peu dans l'intimité l'un de l'autre pour s'aimer comme des frères, mais leurs âmes s'attiraient, devinaient qu'elles auraient pu se rejoindre plus profondément en elles-mêmes, si la vie leur eût prodigué l'occasion de vibrer ensemble. Des causeries espacées, un frisson d'art qu'ils avaient partagé quelquefois


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