Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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délicates, les plus fortes attaches fraternelles. Ce lourd silence n'en est-il pas la preuve? Du regard soupçonneux, des traits vibrants, des lèvres contractées pour l'attaque, ne le défie-t-elle pas comme une ennemie? Il sait qu'elle va repousser l'antagonisme qu'elle devine, et cependant, il faut que, malgré elle, il tente de l'arracher au mensonge, à la désillusion fatale, il cherche des paroles souples, celles qui ne froisseront pas trop une sensibilité irascible. Peut-être la victoire de Lucien n'est-elle pas aussi décisive… peut-être Jean n'aura-t-il qu'une exaltation passagère à combattre… Oh! qu'il serait heureux d'en libérer Yvonne!…

      —Tu en es bien sûr, tu l'aimes? dit-il, avec beaucoup de tristesse.

      —Oui, je l'aime! affirme-t-elle, arrogante.

      —Beaucoup?

      —Que veux-tu dire par beaucoup?

      —Comme tu voulais aimer?…

      Interdite, elle n'ose répondre sur-le-champ. Si elle disait oui, elle a conscience, qu'elle mentirait au plus intime d'elle-même, Cet amour n'est pas celui vers lequel montaient les plus purs élans de son âme. Il a quelque chose de plus âpre, de plus énervant, de moins suave, de moins ailé. C'est l'amour, tout de même, la joie d'avoir dompté un coeur d'homme jusque-là rebelle, l'orgueil de le garder, une griserie spéciale et capiteuse de vivre.

      —Je l'aime! redit-elle, enfin.

      —Tu ne veux pas répondre, Yvonne. C'est lui qui est la cause de tout.

       Il nous a presque séparés, je n'ose plus te dire ma petite Yvonne…

      —Si je te dis non, je sais que tu vas l'attaquer: je ne veux pas que tu l'accuses!

      —Est-ce bien l'amour, si tu ne l'aimes pas comme tu désiras aimer? Souviens-toi de ton rêve: «Ah! que je l'aimerai, disais-tu, nous monterons ensemble là-bas, toujours plus haut, toujours plus seuls, où il n'y aura que du grand bonheur!» Te sens-tu devenir meilleure auprès de lui?

      —C'est bon pour les petites filles romanesques, ce que tu dis là. Je suis une femme raisonnable, cela n'empêche pas d'aimer… J'aime Lucien, te dis-je. Il est beau, toutes les jeunes filles me l'envient, oui, celles même qui jasent le plus contre lui. Il cause avec un brio superbe; il n'en est pas un qui puisse lui donner la réplique. Il a souvent des mots d'esprit définitifs!… Il excelle partout. Il valse à me rendre folle, il s'habille en artiste! Il adore tout ce que j'adore, le théâtre, les concerts, le café!… Tous lui font la cour, je suis fière de l'avoir conquis, et puis, il y a une autre raison, la meilleure, c'est qu'il m'aime et qu'il n'en a pas aimé d'autres avant moi!… Entends-tu bien cela, je suis la première qu'il aime, je le sais! Il a pu faire des bêtises, il n'aimait pas! Maintenant qu'il m'aime, je le tiens!… et je le garde! Il est plus précieux que des rêves d'ingénue!…. Tu n'es qu'un sentimental! Allons, chevalier qui retardes, avoue que je n'ai pas tort!…

      —Le sentimental, voilà l'ennemi!… Ça ne vaut pas le peine de m'entendre, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental, un ignorant de la vie, je n'ai pas le droit de vouloir ton bonheur! C'est très bien, je ne parlerai pas… Aime-le, ton Lucien! mais n'oublie pas que l'idéal se vengera. Je te le prédis sans colère, avec beaucoup de chagrin. Un instant, j'ai pensé que tu n'étais plus la même totalement. Je me trompais: il est des aspirations que rien ne peut faire mourir en l'être qui vécut d'elles un jour. Quoi que tu dises, elles sont encore là, dans ton coeur! Lucien ne les comprendra pas, il les a en horreur, parce qu'elles le dépassent et qu'un vaniteux méprise tout ce qui lui est supérieur! Tu l'aimeras d'un amour qu'il étouffera par des sarcasmes, et ce sera bien triste… Ou tu aimeras un autre homme, entre lequel et toi le devoir mettra sa grande ombre, et ce sera le martyre… Ou si tu n'aimes, jamais, l'ennui finira par te miner l'âme comme la tuberculose ronge le corps; et de toutes les vengeances de l'idéal, c'est la plus cruelle, parce qu'il vaut mieux souffrir qu'être las de vivre!… Ne m'écoute pas, ma petite Yvonne, je suis un sentimental, un marchand de lune, je suis l'ennemi de ton bonheur!…

      —Pourquoi être si défiant de Lucien? fait Yvonne, en proie à une sourde inquiétude. Il y avait, dans le langage de son frère, tant de conviction passionnée, de logique irrésistible qu'un doute poignant la bouleverse, mais le courage de son amour ne la déserte pas.

      —Oui, pourquoi l'accuser? Tu ne le connais guère! Tant de calomnies mijotent dans la rue, il y a des cancans si impitoyables, si lâches! Je t'assure qu'on se trompe, qu'on ignore ses qualités dont je suis certaine, qu'il me rendra heureuse!…

      —Les vraies qualités, celles qui prolongent le bonheur?…

      —Oui, répond-t-elle faiblement, après un bref silence, les yeux baissés.

      —C'est fort bien, Yvonne, je n'insiste pas, tu es libre…

      Jean se cramponne à l'espoir que ce doute, empreint sur le visage d'Yvonne et balbutié par ses lèvres indécises, agira sur la pensée où il s'est implanté comme un germe de fructueux retours sur elle-même.

      Elle interroge son frère, humblement.

      —Pourquoi lui être hostile? Accuse-le, je le veux, pour le défendre!…

      —Tu l'aimes… J'ai peur, en l'accusant, de te blesser, de te faire de la peine… Ce que j'ai dit ne suffit pas: je n'ai plus rien à dire…

      —Je t'en prie!

      —Je ne le peux pas!

      —Eh bien, tu m'en fais de la peine!

      —Chère petite soeur, va! Pourquoi l'as-tu connu, ce…?

      —Ce…?

      —Ce!… cet indigne de toi!

      —Jean!

      —Ne te soucie pas de moi, Yvonne, je ne suis qu'un sentimental! dit-il, avec un sourire mouillé de tristesse.

      Et Jean, malgré les ruses de sa soeur, ne voulut pas lui dire ce qu'il pensait de Lucien Desloges, tout ce qu'il en appréhendait…

      Un cornet d'alarme beugla au coin de l'avenue des Érables. Gaspard

       Fontaine revenait, souriant comme le dieu de l'abondance…

       Table des matières

      UN ADONIS QUÉBÉCOIS

      Quelle miroitante lumière encadre l'amour d'Yvonne et de Lucien! Ballons de verre fin, strié de ciselures, douze globes la déversent à flots riches et comme veloutés. Tout le vaste salon flambe. Des éclats fugitifs s'allument dans la brocatelle soyeuse des rideaux. Les cadres, semés le long des murs blancs comme la neige au soleil, ont des moulures dorées qui chatoient, L'acajou du piano, un massif New Scales Williams, se moire de tendres reflets. Sur le teck noir de la table principale et le noyer des fauteuils, des clartés plus vives rutilent. Des lueurs fauves courent sur les plis d'une portière en soie turquoise de Lyon. Deux larges glaces rayonnent de profondeurs troublantes. Le tapis seul, un d'Aubusson couleur d'olive moucheté d'ocré brune, repose l'oeil de tout ce luxe étincelant.

      Le luxe, ici, palpite et domine. Le souci du clinquant jaillit de toutes parts. Une Jeanne d'Arc, un bronze de tenue superbe d'ailleurs, est trop lourde sur le piano qu'elle écrase. La porcelaine japonaise des vases où des palmes très-belles enfoncent leurs tiges, aveugle de teintes criardes. Au milieu d'un ameublement plagié du style Louis XV, la physionomie orientale d'un fauteuil grimace. Une console de marbre rouge antique supporte une horloge de chêne écroulant sous les pendentifs. Trop pesante de même sur une table aux pieds grêles, cette lampe d'or coiffée d'un abat-jour en cristal de verrière écarlate. Des paysages délicats sont emprisonnés dans l'épaisseur des cadres. Trop de bibelots, coûteux, fort jolis, mais importuns, fascinent l'oeil, suspendus à la muraille ou debout sur la console et les tables. Il émane, de l'ensemble, une harmonie somptueuse où, parfois,


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