Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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      Ce n'est plus eux qu'Yvonne caresse, l'amour de Lucien Desloges les a bannis, leur a fait succéder en son imagination qu'ils subjuguaient, des ambitions autres, fiévreuses, éblouissantes. Riches tous deux, ils régneront dans la société québécoise. Leur salon sera le plus rutilant, le plus à la mode, le plus rempli de gens cossus et de personnages retentissants. Ils engloutiront tous leurs rivaux sous l'avalanche du faste et des extravagances. C'est le rêve de Lucien, du luxe ici, du luxe là, du luxe à foison et partout, chatoyant, raffiné, le plus récemment inventé. Il faut qu'on le recherche, qu'on le célèbre et qu'on l'envie. Sa femme sera la plus exquise, la plus magnifiquement attifée. Elle étendra sa gloire mondaine, en sera le rayon le plus délicat. La beauté d'Yvonne si éclatante l'avait frappé: l'auréole des cheveux d'or lumineux, la flamme intense des yeux rieurs, le rose satiné des joues, l'ivoire des dents si pur entre les lèvres pourpres et flexibles, tout le visage réalisait pour lui le type de la femme étincelante. La jeune fille, désireuse de plaire et secrètement avertie par son intuition féminine, lui déroba ce qu'elle gardait encore d'idées graves et d'impulsions généreuses, ne lui ouvrit que ses trésors de grâce et d'esprit. Avec la fatuité roublarde et sûre des conquérants de femmes, Lucien s'imposait à elle, refermait sur sa volonté frêle un cercle toujours plus aveuglant de magnétisme et de séduction. Petit à petit, fort habilement, devinant il ne savait quelle hostilité sourde à son influence, il insinua l'avenir de munificence qu'il désirait. Dosée de manière à envenimer la coquetterie de la jeune fille, cette inoculation de vanité mondaine a désorganisé l'Yvonne sérieuse, et voici qu'elle est prête à épouser Lucien Desloges, à s'engouffrer avec lui dans un abîme de vogue et de parures.

      Oui, elle aime Lucien Desloges. Ne seront-ils pas heureux, fêtés, admirés, craints, resplendissants, roi et reine de la société de Québec? Que cet amour est dissemblable, toutefois, de celui que dessinaient les rêves ranimés par Jean, à l'instant même! Ils vont revenir, ils reviennent, dit-il: non, ils furent les délices de l'inexpérience et d'une fade ingénuité. La vie réelle a dénoué les attaches qui les reliaient au meilleur de son être, les a proscrits. L'onde enivrante de la vogue a rempli son coeur, l'a presque submergé. Elle n'a plus d'autre rêve que celui d'éblouir par la toilette, la beauté, le luxe. Lucien Desloges est le héros du palais magique édifié par son imagination effervescente. L'émotion de Jean l'a attendrie quelques minutes: un sursaut, d'orgueil la secoue, elle rougit d'appréhender le blâme de son frère, elle va lui proclamer son amour avec fierté! Elle préférerait, tout de même, ne pas lui avoir celé la chose aussi longtemps.

      —Ces rêves, lui répond-elle, ils furent ceux de la jeune fille romanesque, ignorante de la vie dont tout le monde se contente. Je n'ai plus l'âge de les avoir.

      —Vingt ans? C'est l'âge de ne plus avoir de hautes illusions? Tu badines!…

      —Je suis sérieuse! Il faut envisager la vie telle qu'elle est, ne pas la badigeonner de fard sentimental, en un mot, ne pas habiter les nuages!…

      Douloureusement surpris, il n'interrompt plus ce dédaigneux reniement d'un idéal qu'il avait cru inséparable d'elle. Il est impossible que ces paroles froides et presque cyniques soient l'écho des profondeurs d'elle-même. La surface de l'âme est seule agitée de remous frivoles, mais il est temps qu'ils se calment, avant que les sources vives n'en soient atteintes. La langage d'Yvonne s'enhardit:

      —Je me suis étonnée un peu de la transformation que j'ai subie. Je la comprends, mon frère, elle devait avoir lieu. Je ne pouvais être naïve toujours… A mes premières sorties, j'ai dit tout ce que je pensais. On m'a regardée avec compassion, on eût pitié de ma candeur, de mes épanchements trop vifs. Pour ne pas être sotte, j'ai fait plier bagage à toute ma poésie, je l'ai enfouie dans un coin de mon âme et l'ai priée de se taire… Marthe Gendron, surtout, me fut précieuse. Un jour nous causions, elle, quelques amies et moi, de l'une des premières comédies musicales que j'aie entendues. J'osai dire que la valse principale en était disgracieuse, trop échevelée, de mauvais goût. Elles se récrièrent: c'était divin! Lorsque nous fûmes seules, elle et moi, Berthe me conseilla de toujours mettre une sourdine à mes impressions. «Il faut dire comme tout le monde ou à peu près comme tout le monde, et cela n'empêche personne de penser comme il veut!» conclut-elle. Vexée avant d'avoir réfléchi, j'avouai enfin qu'elle me rendait un joli service. Après cela, je maîtrisai mes impulsions… Et maintenant, il faut que je te dise quelque chose…

      —Oui, tu les as refoulées, mais tu ne les as pas étouffées! Comme le disait ton amie Marthe, en faire étalage n'est pas à la mode, mais tous demeurent libres de les laisser vivre en eux-mêmes. Elles palpitent encore en ce coin de ton âme où elles s'alimentent, où elles manquent un peu d'air, voilà tout…

      —Mon coeur n'est plus à elles, il appartient à Lucien Desloges, celui que j'aime. Et Lucien ne se préoccupe guère d'habiter les nuages! dit-elle, à brûle-pourpoint, croyant qu'il vaut mieux brusquer la confidence et ne pas justifier, par un plaidoyer préliminaire, les reproches que d'ailleurs elle se sent l'énergie de braver.

      —Lucien Desloges! Tu aimes et c'est lui! s'écrie Jean, et son visage se contracte d'une pâleur soudaine.

      —Oui j'aime! Tu avais bien deviné tout-à-l'heure…

      —Tu aimes! et je n'en savais rien…

      Il y a un chagrin si réel et si frémissant dans la manière dont il a dit cela, qu'Yvonne cède au besoin d'une excuse.

      —Oh! pardonne-moi, il y a si peu longtemps que je le sais moi-même!

      —Mais il y a des mois que ce Lucien Desloges te poursuit, te harcelle!

      —Je ne veux pas te mentir, je n'ignorais pas qu'il me faisait la cour.

      —Alors, ma petite Yvonne?…

      —Je le laissais faire, tout simplement, je croyais ne rien lui donner de moi-même…

      —Et tu lui as tout donné?

      —Je l'aime! affirme-t-elle, orgueilleuse de son amour et provocante.

      C'est comme si le silence, tout-à-coup, élevait une muraille entre eux. Yvonne attend que son frère le brise et, de tous ses nerfs crispés se prépare à ne pas laisser battre son amour en brèche. Tandis que Jean souffre, amèrement, profondément, d'une blessure aiguë. D'abord, sa douleur est confuse, un brouillard de larmes lui enveloppe le coeur. Les choses tristes dont elle est mélangée, finissent par ne plus accourir pêle-mêle à son cerveau, se précisent chacune avec son relief d'amertume, avec sa force déprimante. Ainsi, la foi qu'il gardait au solide caractère d'Yvonne, s'effondre: puisqu'elle aime ce jeune homme superficiel et vain, il ne reste rien de la jeune fille jadis assoiffée de hautes affections. Ces belles aspirations dont l'ardeur la transfigurait, elle en a comprimé l'essor en elle-même; et ces rêves dont la pureté l'ennoblissait, elles les a rejetés comme des jouets stériles d'imagination. Il en est convaincu d'une certitude poignante, cette destruction d'idéal en elle est surtout l'oeuvre de Lucien Desloges. Il est des âmes d'hommes viles dont la fourberie, patente aux yeux des autres hommes, échappe étrangement aux femmes qu'elles ensorcellent. Un éclat factice d'intelligence miroite dans la causerie mielleuse du beau Lucien. Un fluide subtil de corruption habilement dosée glisse de son regard, se répand sur son visage, imprègne toute sa personne. Selon l'expression d'Yvonne, il n'a pu se faire aimer d'elle qu'après l'avoir fait descendre des nuages, jusqu'à, son niveau terrestre d'idéal. Yvonne, l'esclave d'un farceur d'amour! Il pressent que celui-là est plus fort en elle que lui, son frère, le Jean trop guindé, trop solennel, à la physionomie rébarbative de savant. Quelle excuse pitoyable d'avoir, en masquant l'intrigue d'amour, trahi les doux souvenirs d'union fraternelle! Ce redoutable acte de la vie d'une jeune fille, le don d'elle-même à un homme pour toujours, elle a pu l'accomplir sans en faire part au Jean de son enfance, au témoin de ses rêveries de jeune fille! Une déchirure intime lui fait mal, il éprouve l'angoisse d'une tendresse meilleure qui agonise entre elle et lui. Il écrase, un moment, sous la pensée d'avoir perdu l'amie supérieure, extrêmement bonne et franche, qu'il croyait inséparable de son avenir. L'amour, comme elle en concevait


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