Ce que disait la flamme. Hector Bernier

Ce que disait la flamme - Hector Bernier


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Il lui répugne de pénétrer en son âme de force. Est-il vrai qu'elle aime? Avec quelle adresse elle aurait muré son coeur! Un bataillon entier d'admirateurs l'assiègent, tous gratifiés des mêmes sourires pour leurs prouesses de toilette ou leurs assauts d'esprit. Lucien Desloges est le plus prodigue d'égards, de compliments et de menus cadeaux. Elle ne peut s'être éprise de ce jeune homme brillant, mais désoeuvré, amolli, dont l'intelligence chôme et le coeur s'est usé le long d'un chemin accidenté. A vingt ans, certaines jeunes filles se croient déjà embrasées, lorsque l'aube de l'amour seule commence à luire: tout au plus, Yvonne laisse-t-elle éclairer son imagination par un premier rayon d'amour. Cela ne fait pas nécessairement monter dans l'âme le soleil de la grande passion. Elle hésite, mais elle va tout lui dire, comme jadis elle racontait ses fredaines de pensionnaire.

      Peu absorbantes, ces réflexions rapides lui ont permis de suivre l'entretien.

      —La science ne tarit pas le coeur, a-t-il dit. Je puis l'aimer sans que ma tendresse pour toi y perde en vigueur et en sincérité…

      —Des reproches? Je t'ai négligé, c'est vrai, mais tu en es responsable! Tu n'as pas cessé d'être le bon, l'incomparable frère que je respecte et que j'adore. Mais la médecine grave et sèche t'a métamorphosé. Parfois, tu as le visage si austère que tu me rappelles ces formidables savants qui ont de grosses lunettes, le crâne reluisant…

      —Et la science!…

      —Mais tu en as de reste, tu en as trop, puisque tu m'effrayes…

      —Autant que cela, vraiment? voilà l'unique raison d'être moins expansive? L'étude m'a sculpté la physionomie en forme d'épouvantail? Allons, ma petite Yvonne, trêve de badinages, et soyons francs. Tu ne m'as pas fait de confidences, tout simplement parce que tu n'en avais pas à me faire. La vie mondaine l'a si bien enchaînée, que ton âme n'en a plus assez grand de libre pour réfléchir et rêver…

      —Depuis quand est-il nécessaire de rêver?…

      —Tu ne l'ignorais pas, il y a si peu longtemps encore: depuis qu'il y a des coeurs larges et de l'infini pour les remplir, répond-il, machinalement. Ta question m'attriste beaucoup… Rappelle-toi les années où tu n'aurais pas songé à me la poser…

      —Je n'ai donc plus de coeur!…

      —Tu en as moins, petite soeur! Tu m'as un peu désillusionné. J'espérais que tu livrerais moins de toi-même aux choses mondaines, que tu les subirais plutôt qu'elles ne te prendraient si vite et ne te garderaient si longtemps. Cela m'a fait beaucoup de peine… Je me souviens des états d'âme—pardonne-moi ce mot prétentieux qui est juste—des états d'âme délicieux que tu me racontais presque tous les jours. Souvent, ta pensée errait dans le rose, enveloppée d'une poésie subtile et charmante. Parfois, des mirages bleus, fantômes lointains de bonheur, se profilaient à l'horizon de ton être. Plus rarement, ta physionomie s'estompait de mélancolie: des ombres furtives peuplaient ton imagination de noir et des paroles infiniment tendres m'arrivaient comme une larme de ton coeur. Ton âme entière, rayon de soleil et lueur de crépuscule tour à tour, se reflétait dans la mienne. La poésie vivait près de moi, frémissante, pure, nécessaire… Un jour, cette chose à laquelle je n'avais pas songé, cette chose caressante et presque fatale, la vogue t'a souri, fascinée, emportée loin de moi. Que j'en ai été malheureux! C'était de l'égoïsme, à coup sûr, mais j'avais peur qu'on te changeât, que même on t'enlevât, si peu que ce fût, du charme naturel et spontané que j'aimais en toi. Je savais que ta personnalité originale, indépendante et fière, ne serait pas détruite par le grand vent de joie superficielle qui allait passer, j'espérai qu'elle n'en serait pas même ébranlée! Yvonne, ma petite Yvonne, tu m'as déçu… Tu n'es plus la même!…

      —Plus la même? Tu serais joliment embarrassé de le prouver! interrompt-elle, avec moins d'assurance que n'en laisse paraître le défi de son accent gouailleur.

      —Oui, tu n'es plus la même, Yvonne… Tu veux que je précise? que j'accuse?…

      —N'est-ce pas que ce n'est pas facile et que les mots n'accourent pas à ton esprit?…

      —Ce n'est pas le motif de mon hésitation. C'est que je n'ai peut-être pas le droit de me plaindre. Souvent, on exige trop des êtres qu'on chérit, on les accuse d'amertumes dont on devrait inculper l'égoïsme seul. Eh! bien, je le devine, je le sens, je l'affirme, tu n'es plus la même, et précisément parce que tu ne t'en es pas même aperçue. Ton sourire triomphe: tout est là, pourtant, dans ce fait pénible que tu ignores ce que tu es devenue après avoir oublié ce que tu étais. La plus délicate fleur de ton âme, imperceptiblement, d'émotion frivole en émotion frivole, s'est effeuillée… Tu veux que je définisse? Comment préciser les nuances? Tu viens de sourire: ton sourire est plus charmeur, plus savant, mais il a perdu sa plus douce lumière, ce rayon qu'il m'apportait de l'au-delà de ton être. Tes yeux sont plus malicieux, plus caressants, mais il n'y monte plus ces tendresses profondes, ces reflets de l'idéal inondant l'âme. Ta voix est plus chaude et plus enjôleuse, mais je n'y entends plus filtrer la source mystérieuse et pure…

      —En somme, me voici, devenue un monstre de perversion raffinée, je ne sais plus quelle odieuse coquette! essaye-t-elle de badiner.

      —Je ne dis pas cela, Yvonne, je dis que tu es à la veille de te ressaisir… La frivolité n'aura servi qu'à te faire mieux savourer les émotions supérieures de la vie. Tu n'es pas celle qu'assouviraient les joies futiles, impuissantes. Ton coeur impulsif réagira, s'attendrira des espérances d'autrefois… N'est-il pas vrai que tu n'es plus la même qu'à la surface et que la soeur d'il y a deux ans vit encore? Allons, regarde-moi avec tes yeux naturels, pas ceux du bal ou de la promenade, mais ceux que tu ouvres sur ton âme vraie de jeune fille…

      —Je suis la même, te dis-je, murmure-t-elle, ses yeux incapables d'affronter le limpide regard de Jean. Elle est vaincue, elle sent qu'il a raison. La jeune fille qu'elle était, celle que, d'une voix douce et presque tremblante, son frère vient d'esquisser, lui apparaît comme lointaine, étrangère à elle-même et déchue du trône où elle régnait. Que l'évolution s'est faite vertigineusement! Pour la première fois, elle se demande comment les phases de cette évolution intime ont pu être si insensibles, comment cette mentalité nouvelle s'est infiltrée avec aussi peu de violence et sans provoquer la moindre résistance de son être. Plus Jean a ressuscité les souvenirs, plus elle a vu se creuser la différence entre l'Yvonne mondaine et l'Yvonne d'auparavant. L'orgueil de ne pas l'admettre et le besoin de l'avouer se querellent dans son âme. Voilà pourquoi, sur la défensive encore, elle élude la réponse habile de Jean.

      —Si tu étais la même, tu aurais autre chose à me dire, et tu le dirais autrement, a-t-il insinué avec tendresse.

      —Que veux-tu que je te dise de plus?…

      —Mais tu devrais le savoir mieux que moi! Une parole profonde jaillissant du meilleur de toi-même, un cri impulsif de ton vrai coeur, enfin, une preuve que tu m'as compris, qu'on ne m'a pas ravi mon Yvonne affectueuse et sincère!…

      —Je puis, sous certains rapports, ne plus être la même, mais je t'aime toujours! s'écrie-t-elle, avec une spontanéité charmante, où il n'y a pas assez d'abandon toutefois. Le voici, le cri du coeur!… Et maintenant, je vais te prouver ma confiance. Je ne sais pas comment te faire cet aveu, c'est comme si j'avais un tout petit peu honte de moi-même. Eh! bien, oui, je t'aime encore, mais d'une autre façon, et il me semble que je ne t'aime pas autant… Tant de choses m'ont distraite de toi. Presque tout ce que tu as dit, c'est vrai; ou plutôt, je crois que tout est vrai. Je suis une autre Yvonne: comment est-elle née en moi-même, comment y a-t-elle grandi, comment y est-elle si vivante, si impérieuse? Je l'ignore… Depuis que tu m'as fait entrevoir ce que je suis devenue, j'essaye de me rendre compte, de trouver les causes. Je n'ai qu'une excuse, l'ensorcellement a été complet: j'en ai subi la puissance, à chaque jour, sans repos, sans révolte. Tous ces jolis rêves, bleus, gris ou roses dont tu parlais, ils revinrent moins souvent d'abord, puis ne me rendirent que des visites rares et courtes, un jour ils partirent pour ne plus revenir. Ce n'est pas leur faute, je les recevais moins bien chaque fois, distraite, un


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