Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
vous ont glissé entre les doigts.
Le vieux eut un mouvement de tête affirmatif de haut en bas.
– C’est un malheur, prononça le jeune policier, flairant quelque mésaventure, c’est un très grand malheur ! Cependant, il ne faut pas vous désoler outre mesure. Voyons, papa, relevez la tête, morbleu ! À nous deux, demain, nous réparerons cela.
Cet amical encouragement redoubla le très visible embarras du bonhomme. Il rougit, ce vieil homme de la police, comme une pensionnaire, et montrant le poing au plafond, il s’écria :
– Ah !… gredin, je te l’avais bien dit !
– Hein !… fit Lecoq, à qui en avez-vous ?
Le père Absinthe ne répondit pas, il se plaça bien en face de la glace et se mit à accabler son reflet des plus cruelles injures.
– Vieux propre à rien !… disait-il, vilain soldat ! n’as-tu pas honte ! Tu avais une consigne, n’est-ce pas ? Qu’en as-tu fait ? Tu l’as bue, malpropre, comme un vieil ivrogne que tu es. Va, cela ne se passera pas ainsi, et quand même M. Lecoq te pardonnerait, tu seras privé de goutte huit jours. Tu bisqueras, ce sera bien fait.
Voilà, justement, ce qu’avait pressenti le jeune policier.
– Allons, dit-il au bonhomme, vous vous sermonnerez plus tard. Contez-moi vite votre histoire.
– Ah !… je n’en suis pas fier, je vous prie de le croire, mais n’importe. Donc on vous a sans doute remis une lettre où je vous disais que j’allais filer les jeunes gens qui avaient reconnu Gustave ?…
– Oui, oui, passez !
– Pour lors, une fois dans le café, où je les avais suivis, voilà mes garçons qui se mettent à boire du vermouth à pleins verres, sans doute afin de chasser l’émotion. Après avoir bu, la faim les prend, et ils demandent à déjeuner. Moi, dans mon coin, je fais comme eux. Le repas, le café, le pousse-café, la bière, tout cela exige du temps. À deux heures, cependant, ils se décident à payer et à sortir. Bon !… je pensais qu’ils rentraient chez eux. Pas du tout. Ils gagnent la rue Dauphine, et je les vois ouvrir la porte d’un estaminet. Je m’y glisse cinq minutes après eux ; ils étaient déjà en train de jouer au billard.
Il toussait ; c’est que le difficile à dire arrivait.
– Je me mets à une petite table, poursuivit-il, et je demande un journal. Je ne le lisais que d’un œil, quand tout à coup entre un bon bourgeois qui se place près de moi. Sitôt assis, il me demande le journal quand j’aurai fini, je le lui passe, et nous voilà à parler de la pluie et du beau temps. Bref, de fil en aiguille, ce bourgeois finit par me proposer une partie de bezigue en quinze cents. Je refuse le bezigue, mais j’accepte un cent de piquet. Les jeunes gens, vous m’entendez, choquaient toujours l’ivoire. On nous apporte un tapis et nous voilà à jouer des petits verres de fine. Je gagne. Le bourgeois me demande sa revanche et nous jouons deux bocs. Je regagne. Il s’entête, nous nous mettons à jouer des petits verres … Et toujours je gagnais, et toujours je buvais, et plus je buvais….
– Allez, allez !… et ensuite ?…
– Eh !… voilà le hic ! Ensuite je ne me souviens plus de rien, ni du bourgeois, ni des jeunes gens. Il me semble cependant me rappeler que je m’étais endormi dans le café, et que le garçon est venu me réveiller et me prier de me retirer … Alors, j’ai dû vaguer sur les quais, jusqu’au moment où, les idées m’étant revenues, je me suis décidé à venir vous attendre dans votre escalier.
À la grande surprise du père Absinthe, Lecoq semblait encore plus préoccupé que mécontent.
– Que pensez-vous de ce bourgeois, papa ? interrogea-t-il.
– Je pense qu’il me suivait, pendant que je filais les autres ; et qu’il n’est entré au café que pour me griser.
– Donnez-moi son signalement ?
– C’est un grand bonhomme assez gros, avec une large figure rouge et un nez très camard, l’air bonasse….
– C’est lui !… s’écria Lecoq.
– Lui !… Qui ?
– Le complice, l’homme dont nous avons relevé les empreintes, le faux ivrogne, un diable incarné qui nous mettra tous dedans, si nous n’ouvrons pas l’œil … Ne l’oubliez pas, papa, et si jamais vous le rencontrez !…
Mais la confession du père Absinthe n’était pas finie, et comme les dévotes il avait gardé le plus gros péché pour la fin.
– C’est que ce n’est pas tout, reprit-il, et je veux ne vous rien cacher. Il me semble bien que ce traître m’a parlé du meurtre de la Poivrière, et que je lui ai raconté tout ce que nous avons découvert et tout ce que vous comptez faire….
Lecoq eut un si terrible geste que le vieux recula épouvanté.
– Malheureux !… s’écria-t-il, livrer notre plan à l’ennemi !…
Mais il reprit vite son calme. D’abord le mal était sans remède, puis il avait encore un bon côté : il levait tous les doutes qu’eût pu laisser l’affaire de l’hôtel de Mariembourg.
– Mais ce n’est pas le moment de réfléchir, reprit le jeune policier, je suis écrasé de fatigue ; prenez un matelas au lit, pour vous, l’ancien, et couchons-nous…
Chapitre 25
Lecoq était un garçon prévoyant.
Il avait eu soin, avant de se mettre au lit, de monter un réveil, qu’il possédait, et d’en placer les aiguilles sur six heures.
– Comme cela, dit-il au père Absinthe, en soufflant la bougie, nous ne manquerons pas le coche.
Mais il comptait sans son extrême lassitude, à lui ; sans les fumées de l’alcool qui emplissaient encore la cervelle de son vieux collègue.
Quand six heures sonnèrent à Saint-Eustache, le réveil fonctionna fidèlement, mais le bruit strident de l’ingénieuse mécanique ne suffit pas pour interrompre le lourd sommeil des deux policiers.
Ils auraient vraisemblablement dormi longtemps encore, si vers les sept heures et demie deux vigoureux coups de poing n’eussent ébranlé la porte de la chambre.
D’un bond Lecoq fut debout, stupéfait de voir le jour levé, furieux de l’inanité de ses précautions.
– Entrez !… cria-t-il au visiteur matinal.
Le jeune policier n’avait pas encore d’ennemis, à cette époque, il pouvait sans imprudence dormir la clé sur sa serrure.
La porte aussitôt s’entrebâilla, et la figure futée du père Papillon se montra.
– Eh !… c’est mon brave cocher !… s’écria Lecoq. Il y a donc du nouveau ?
– Faites excuse, bourgeois, c’est au contraire toujours la même cause qui m’amène, vous savez, les trente francs des coquines … Je ne dormirai pas tranquille, tant que je ne vous aurai pas conduit, gratis pour pareille somme. Vous vous êtes servi hier de ma voiture pour cent sous, c’est vingt-cinq francs que je vous redois.
– Mais c’est de la folie, mon ami !
– Possible !… c’est la mienne. Je me suis juré, si vous ne me prenez pas, de stationner onze heures d’horloge devant votre porte. À deux francs vingt-cinq centimes l’heure, nous serons quitte. Décidez-vous.
Son œil suppliait ; il était clair qu’un refus l’eût sérieusement désobligé.
– Soit, dit Lecoq, je vous prends pour la matinée ; seulement, je dois vous prévenir que nous allons débuter par un véritable voyage.
– Cocotte a de bonnes jambes.
– Nous avons affaire, mon collègue et moi, dans votre quartier.