Le crime de l'Opéra 2. Fortuné du Boisgobey
pas du tout préparé à s’expliquer devant la sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juge d’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avait pris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter à une femme; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige à aborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.
Madame Crozon montra beaucoup moins de sang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la première fois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui la maudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à la prisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade, accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quelle pouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elle ignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, mais elle savait que le juge était l’oncle de ce M. Darcy que Berthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contre les fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami de l’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dont elle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, à défendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sa situation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeux seuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon, pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leurs véritables intentions.
Nointel devina les angoisses de la femme soupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de son mieux pour la rassurer.
– Madame, lui dit-il avec cet accent de franchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, en effet, M. Roger Darcy, et je suis surtout très lié avec son neveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge me permettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vous assurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement à elle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous la rendre.
Ce début eut pour effet d’inspirer de la confiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes de joie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent un remerciement.
Le capitaine l’observait tout en parlant. Il l’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite à démêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendre ce caractère faible et tendre; il entrevit l’histoire de cette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’une nature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sa sœur toute son affection, une affection exaltée que son mari n’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’un de ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dont l’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour faire le malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps aux séductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, se laisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour ne pas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveil était venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice. Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, elle n’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elle tremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.
– L’enfant existe, se disait Nointel, mademoiselle Lestérel sait qu’il existe; c’est peut-être pour le sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pour ravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal de l’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’est sacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative de laisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance de ce mari qui est très capable de le tuer. Avec une situation comme celle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Et c’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement qui satisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité! Ayez donc des amis! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourré dans cette impasse!
»Il faut pourtant que je l’en tire, et je n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia. Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sans exiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, et surtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre la marquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque le loup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faire ici.
– Mon ami, dit chaleureusement le marin, je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croire qu’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fût innocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir. Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison… et c’est vous qui l’y avez ramenée.
Nointel pensa aussitôt:
– Voilà un homme qui meurt d’envie de se jeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces maris sont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenu là, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation des époux, et je vais sonner la retraite.
»Mon cher, reprit-il tout haut, c’est moi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenter à madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vous voir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congé d’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à son service et au vôtre.
Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâte de conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sans témoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madame Crozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pas encore osé formuler.
– Monsieur, dit-elle avec effort, je serai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et à vous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur. Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-être consentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…
– Quelle qu’elle soit, madame, vous pouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre à son oncle, interrompit gracieusement le capitaine.
– Je ne demande pas une chose impossible. Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doit rester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle est innocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirige l’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement?… On m’a dit que la loi le lui permettait.
– Oui, en effet, la liberté sous caution… je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.
– Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Elle se soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… et si Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’en serait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle ne passerait pas de longs jours en prison; elle ne souffrirait pas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, la soutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…
Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’était aperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua. Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon à étouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants de l’incorrigible jaloux.
– Madame, dit-il doucement, je doute que M. Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que je désire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il ne s’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave! Je puis du moins vous promettre que la demande sera présentée et chaudement appuyée.
Puis, sans laisser à la jeune femme le temps d’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui prit amicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dans l’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, en criant:
– Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendu la raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, ce sera à la vie, à la mort.
– Alors, vous ne me soupçonnez plus, dit gaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cette