L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie. Aretino Pietro
mon argent. Des putains, il y en a au cent, par ici.» Tout cela ne serait que manus-christi et bonbons dorés, n'était cet avilissant mépris où nous sommes tenues et dont l'odeur pénètre jusqu'au fond de l'abîme, non contente de monter jusqu'au ciel. On nous tourne et on nous retourne par tous les bouts, de jour et de nuit, et qui ne consent à toutes les saletés que l'homme peut imaginer meurt à la peine; l'un préfère le bouilli, l'autre le rôti; ils ont inventé de baiser la motte en arrière, les jambes sur le cou, à la Jeannette, à la grue, à la tortue, à l'église sur le clocher, à la franc étrier, à la brebis qui broute, et autres postures plus bizarres que ne sont les gestes d'un joueur de gobelets. De sorte que je puis bien dire: «Monde, va-t'en avec Dieu!» J'ai honte d'en conter plus long. Bref, aujourd'hui on fait l'anatomie de n'importe quelle signora: c'est pourquoi, sache plaire, Pippa; sache te conduire, autrement je t'ai vue à Lucques!
Pippa.– Vraiment oui, ma foi, il faut, pour être courtisane, savoir autre chose que relever ses jupes et dire: «Va, j'y suis», comme vous me le disiez tout à l'heure. Il ne suffit pas d'être un friand morceau; vous êtes bonne devineresse.
Nanna.– Un particulier n'a pas plus tôt dépensé dix ducats à se passer toutes les fantaisies qu'on peut se passer avec une jeune fille qu'il a été crucifié à Baccano, et comme s'il se faisait là quelque mauvais coup, voilà le peuple en rumeur, criant partout que telle drôlesse a ruiné ce pauvre garçon. Mais qu'ils jouent jusqu'à leurs côtés, en reniant le baptême et la religion, ils en sont loués; leur race puisse-t-elle être anéantie! Laisse-moi finir de te narrer ce que je t'ai promis, et demain j'emploierai toute la journée à te lire le calendrier de ces brigands d'hommes; je te ferai pleurer en te contant les cruautés et les félonies de ces Turcs, de ces Maures, de ces Juifs à l'égard de ces pauvres femmelettes: il n'y a pas de poison, de poignard, de feu ni de flammes qui puisse nous en venger. Pour moi, il m'en est resté deux paires sur la conscience; je m'en suis confessée, sans aller à confesse.
Pippa.– Ne vous mettez pas en colère.
Nanna.– Je ne puis empêcher que les ribauds ne s'y mettent; tu verras comme ils savent reprendre ce qu'ils ont donné et leur vaillantise à vous diffamer, à vous flanquer des trente-et-un. Pourtant, je ne veux pas t'avoir donné le dernier conseil touchant les chatteries, les façons, les manières dont tu devras user dans la conversation: c'est là qu'est la clef du jeu.
Pippa.– Je voulais vous y voir venir.
Nanna.– Et tu m'y tiens maintenant. Savoir causer, avec ce gentil babillage qui jamais n'ennuie, c'est le citron dont on exprime le jus sur les tripes en train de frire dans la poêle et le poivre dont on les saupoudre. Le joli passe-temps, si tu te trouves en société avec toute sorte de monde, que de plaire à chacun et de les cajoler tous sans te rendre fastidieuse! Il y a du bon aussi dans quelques mots salés, quelque riposte adressée à qui se permettrait de vouloir te dauber; et comme les caractères des gens sont encore de plus de variétés que leurs fantaisies, étudie-les, guette, prévois, examine, réfléchis et passe au crible les cervelles de tout le monde.
Te voici un Espagnol, bien attifé, parfumé, délicat comme le cul d'un pot de chambre, qui se brise dès qu'on le cogne, l'épée au côté, bouffi d'arrogance, son moço par derrière, la bouche pleine de ses «Par la vie de l'Impératrice!» et autres gentillesses. Dis-lui: «Je ne mérite pas qu'un cavalier tel que vous me fasse tant d'honneur! Que Votre Seigneurie se couvre la tête: je ne l'écouterai pas qu'elle ne se la soit couverte.» Si les «Votre Altesse» qu'il te lâchera par la figure et les baisers dont il te léchera les mains étaient le moyen alchimique de t'enrichir, grâce à ses Altesses et à toutes ses cérémonies, tes revenus dépasseraient ceux d'Agostino Chigi.
Pippa.– Je sais bien qu'il n'y a rien à gagner avec eux.
Nanna.– Avec eux, tu n'as pas autre chose à faire qu'à leur rendre de la fumée en échange du vent et des bouffées en échange de ces soupirs qu'ils savent si bien lâcher à pleins boyaux. Incline-toi cependant à leurs révérences, ne leur baise pas seulement la main, mais le gant, et si tu ne veux pas qu'ils te payent avec le récit de la prise de Milan, dépêtre-toi d'eux le mieux que tu sauras.
Pippa.– C'est ce que je ferai.
Nanna.– Tiens-toi tranquille. Un Français! Ouvre-lui vite, à celui-là; ouvre-lui en un éclair, et pendant que tout guilleret il t'embrasse, il te baise à la bonne franquette, fais apporter le vin; avec les gens de cette nation, sors du naturel des putains, qui ne te donneraient pas un verre d'eau si elles te voyaient trépasser, et à l'aide de deux bouchées de pain commencez à vous familiariser amoureusement ensemble. Sans rester trop longtemps sur les convenances, accepte-le à coucher avec toi et mets-moi gentiment à la porte tous les autres: aussitôt, tu croiras avoir affaire à carnaval, tant il pleuvra de victuailles dans ta cuisine. Quoi de plus? Il sortira en chemise de tes griffes, parce que ce sont de bons ivrognes, sachant mieux dépenser l'argent que le gagner et s'oubliant eux-mêmes plus facilement qu'ils ne se souviennent d'une injure qu'on leur a faite; il se souciera bien que tu l'aies volé ou non!
Pippa.– Amours de Français! Soyez-vous bénis!
Nanna.– Songe aussi que les Français retournent deniers et les Espagnols coupes. Les Allemands, parlons d'eux, sont faits d'un autre moule, et il y a lieu de jeter sur eux son dévolu: je parle des gros marchands, qui se plongent dans les amours, je ne veux pas dire comme dans le vin, parce que j'en ai connu d'on ne peut plus sobres, mais comme dans les luthérianeries. Ils te donneront de grands ducats, si tu sais les prendre par le bon bout, sans aller crier sur les toits qu'ils sont tes amants, ni qu'ils te font ceci, qu'ils te disent cela; plume-les secrètement, ils se laisseront plumer.
Pippa.– J'en aurai bonne mémoire.
Nanna.– Leur naturel est dur, âpre et grossier; quand ils s'entêtent d'une chose, Dieu seul la leur ôterait. Donc, sache les oindre, comme d'huile douce, de la connaissance que tu as de leur caractère.
Pippa.– Que me reste-il à faire de plus?
Nanna.– Je voudrais t'exhorter à une chose, et je n'ose me risquer à la dire.
Pippa.– A quoi donc?
Nanna.– A rien.
Pippa.– Dites-le-moi, je veux le savoir.
Nanna.– Non, ce me serait imputé à blâme et à péché.
Pippa.– Pourquoi m'avez-vous mise en goût de le savoir?
Nanna.– A te dire vrai, que diable en sera-t-il, si tu peux souffrir la promiscuité de juifs? Oui, endure-la donc, mais adroitement. Trouve un prétexte, comme de vouloir acheter des tapisseries, des garnitures de lit et semblables babioles; tu verras qu'il s'en rencontrera bien quelqu'un qui te mettra dans le tiroir de devant le produit net de toutes leurs usures, de toutes leurs filouteries, et qui y surajoutera même l'argent du change; s'ils puent le chien, laisse-les puer.
Pippa.– Je croyais que vous alliez me confier quelque grand secret.
Nanna.– Que sais-je, moi? L'infection qui est leur maladie me fait hésiter à t'en parler. Mais sais-tu ce qu'il en est? Les gros grains ramassés par les gens qui vont sur mer, c'est au risque d'aller ramer sur les galères, au risque des Catalans, au risque de se noyer, de tomber entre les mains des Turcs, de Barberousse, de voir le vaisseau s'effondrer, de manger du pain sec et plein de vermine, de boire de l'eau et du vinaigre, et de supporter mille autres misères, à ce que j'ai entendu dire. Si celui qui va sur mer ne s'inquiète ni du vent, ni de la pluie, ni de ses fatigues, pourquoi une courtisane ne se moquerait-elle pas de la puanteur des juifs?
Pippa.– Vous faites des comparaisons on ne peut plus jolies. Mais si je m'empêtre d'eux, que diront mes amis?
Nanna.– Que veux-tu qu'ils disent, s'ils ne savent rien?
Pippa.– Comment ne le sauraient-ils pas?
Nanna.– Si tu n'en dis rien, le juif, par crainte qu'on ne lui casse les os, sera discret comme un voleur.
Pippa.– De