L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie. Aretino Pietro

L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie - Aretino Pietro


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il te faudra donner du bon, parce que les seigneurs sont habitués aux grandes dames et qu'ils se nourrissent plus de conversations et de bavardages que d'autre chose. Sache causer, réponds à propos; ne va pas sauter de l'échalas sur la branche: sa seigneurie, ses laquais eux-mêmes te feraient des grimaces par derrière. Ne te tiens pas là comme une sotte ou comme une coquette, mais posément. Si l'on fait de la musique ou si l'on chante, prête l'oreille aux instruments et aux voix et sache faire l'éloge des musiciens et des chanteurs, bien que tu n'y trouves aucun plaisir et que tu n'y entendes rien. S'il y a là quelque lettré, aborde-le d'un air gracieux et montre que tu les apprécies encore mieux, le dirai-je? encore mieux que le maître de la maison.

      Pippa.– Dans quel but?

      Nanna.– Dans un but excellent.

      Pippa.– Voyons.

      Nanna.– Parce qu'il ne te manquerait plus que cela, que tel ou tel fît des livres contre toi et qu'on répandît partout sur toi de ces vilaines choses qu'ils savent inventer contre les femmes. Tu serais bien avancée si l'on venait à imprimer ta vie, comme je ne sais quel désœuvré s'est amusé à imprimer la mienne: il manquait bien de putains de pire sorte que moi! S'il avait eu à divulguer les déportements de je sais bien qui je veux dire, le soleil en aurait pâli, et que de clameurs se sont élevées à propos de moi! L'un veut reprendre ce que j'ai dit des religieuses5 et s'écrie: «Elle en a menti d'un bout à l'autre», oubliant que je racontais leurs histoires à l'Antonia pour la faire rire et non pour médire d'elles, comme j'aurais bien pu; mais le monde est changé, et il n'y a plus moyen ici de vivre pour quelqu'un qui a de l'expérience.

      Pippa.– Ne vous mettez point en colère.

      Nanna.– Regarde, Pippa; j'ai été religieuse; j'en suis sortie parce que j'en suis sortie, et si j'avais voulu révéler à l'Antonia comment elles se marient et appellent leur moine «mon bel ami», tandis que le moine appelle sa religieuse «ma belle amie», j'aurais très bien su le dire. Rien qu'à raconter les propos que ces pleins de soupe tiennent à leurs belles amies, lorsqu'en revenant de prêcher n'importe où ils font reculer de peur les stigmates… Je sais bien ce qu'ils font avec les veuves qui les entretiennent de chemises, de mouchoirs, de bons dîners; je connais leurs badinages et leurs tripotages. C'était sans doute quelque grande dame, la maîtresse de celui qui, au moment où il se démenait en chaire comme un dragon et mettait tous les assistants parmi les damnés, laissa tomber dans la foule, qui l'écoutait la bouche ouverte, son bonnet qu'il tenait dans sa manche. On vit alors les broderies qu'il cachait; en dedans, au fond, il y avait un cœur de soie, couleur chair, brûlant au milieu d'un feu de soie rouge, et sur le bord, tout autour, on lisait, en lettres noires: «L'amour veut de la fidélité; l'âne des coups de bâton.» L'assistance, qui en éclata de rire, garda ce bonnet comme une relique. Pour ce qui est des peintures de sainte Nafisse et de Mazet de Lamporecchio, ce sont des inventions; au lieu de ces peintures, vrai, on voit, pendus au mur, des cilices, des disciplines à pointes de fer, des étrilles à dents pointues, des sandales munies de leurs courroies, des raves, en témoignage des jeûnes que ne font pas les religieuses, des gobelets de bois dans lesquels on mesure l'eau à celles qui pratiquent l'abstinence, des têtes de mort qui font penser au trépas, des ceps, des cordes, des menottes, des fouets, toutes choses propres à épouvanter la sœur qui les regarde et non celles qui pèchent, ni qui vous les ont pendues là.

      Pippa.– Est-ce possible qu'il y ait tant d'affaires?

      Nanna.– Il y en a encore bien d'autres dont je ne me souviens plus. Mais qu'aurait dit quelqu'une de ces ignorantines, de ces flaire-étrons, si j'avais divulgué de quelle manière la maîtresse des novices s'aperçoit que sœur Crescentia ou sœur Gaudentia s'est fait couvrir par le chien? Garces de crottes de sbires! fussiez-vous fouettées, puisque vous osez trouver à redire même au langage de qui vous mènerait à l'école.

      Pippa.– Quoi! ne peut-on pas au moins parler à sa façon?

      Nanna.– Puissent-elles étouffer les drôlesses qui ne savent que blâmer ce que l'on dit à la mode de son pays et amenuiser leurs expressions comme on émince un radis noir. Je t'en supplie, mon enfant, n'abandonne pas le langage que t'a enseigné ta maman, laisse les «in cotal guisa» et les «tantosto»6 aux madrema, et donne-leur partie gagnée lorsque, usant de termes nouveaux et profonds, elles disent: «Allez, que les cieux vous soient propices, et que les heures vous soient prochaines!», pour mépriser celles qui parlent à la bonne franquette, qui disent: «Vaccio, a buonotta, mô, mô, testé, testé, alitare, accorhuomo, raita, riminio, aguluppa, sciabordo, zampilla, cupo, buio7», et se servent de cent mille autres locutions exemptes de recherches.

      Pippa.– Les corneilles!

      Nanna.– Tu les as baptisées on ne peut mieux, puisqu'elles veulent que l'on dise tosto et non presto8, immole et non immacero9; si tu leur demandes pourquoi, elles te répondent que porta et reca10 ne sont pas de règle, de sorte qu'il y a maintenant péril à ouvrir la bouche. Mais moi qui suis moi, je parle comme bon me semble, sans me gonfler les joues en crachant de la saumure; je marche sur mes pieds et non sur ceux de la grue; je dis les mots tels qu'ils me viennent et je ne les arrache pas de ma gorge avec une fourchette. Les mots sont des mots et non des confitures; quand je parle, je ressemble à une femme et non à une pie. Voilà pourquoi la Nanna est la Nanna, tandis que cette engeance qui va foirant des verbi gratia et reluquant sur un œuf le poil qui ne s'y trouve point n'a pas seulement assez de crédit pour s'en couvrir le cul. A la fin des fins, qui blâme tout sans rien produire ne fait pas aller son nom au delà des tavernes, et j'ai fait trotter le mien jusqu'en Turquie. Donc, pécores, je veux ourdir et tisser mes toiles à mon idée, parce que je sais où trouver l'écheveau pour achever les rangs commencés, et que je possède pas mal de pelotes de fil pour coudre et recoudre déchirures et morceaux.

      Pippa.– Les sottes s'en vont agacer la fourmilière! Elles se gonfleront à crever si nous leur faisons la figure en plein visage, puisqu'elles se moquent de notre parler.

      Nanna.– Nous la leur ferons pour sûr. A ce propos, une sybille, une fée, une Beffana11 qui enseigne à babiller aux perroquets, me demandait pas plus tard qu'avant-hier ce que veulent dire: anfanare, trasandare, aschio, ghiribizzo, meriggie, transecolo, mezzamoscia, sdrucciala et razzola12, et pendant que je lui expliquais les chiffres, elle allait écrivaillant; maintenant elle en fait sa belle, comme si c'était de sa farine. Mais moi qui ne demande qu'à vivoter, je n'en ai cure et ne m'inquiète si covelle est plus malappris que nulla.

      Pippa.– Ne baguenaudez pas davantage avec ces vétilleuses; ma cervelle s'embrouille, à la fin, et je vais oublier tout ce qui importe à mon affaire.

      Nanna.– Tu as raison. La colère où me mettent les Alfanes qui veulent vous guetter au piège, qui font des salades et des sauces piquantes de mots décharnés, et avec l'obstination des poux et des morpions, n'en veulent pas démordre, m'a fait sortir de l'emblavure. Mais je m'en souviens très bien: j'étais à te dire comment tu devais choyer les lettrés que le plus souvent on rencontre à la table des seigneurs.

      Pippa.– C'est ce que vous me disiez justement.

       Nanna.– Fais-leur bon visage, entretiens-toi avec eux, et pour montrer que tu prises les talents, demande-leur un sonnet, un estrambot, un capitolo ou quelque semblable bêtise. Quand ils te l'offriront, embrasse-les, remercie-les tout comme si c'étaient des joujoux que tu recevais là. Chaque fois qu'ils viendront frapper à ta porte, ouvre-leur toujours; ce sont gens discrets: s'ils te voient occupée, ils s'en iront sans plus d'embarras et te reviendront te faire la cour dès que les autres seront expédiés.

      Pippa.– Et


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<p>5</p>

Allusion aux critiques que l'on avait formulées sur la première partie des Ragionamenti, où est racontée la vie des nonnes.

<p>6</p>

De cette façon, tantôt, expressions recherchées.

<p>7</p>

Liste d'expressions populaires dont voici le sens: vite; de bonne heure; tôt, tôt; haleter; au secours; il brame; mouvement; il enveloppe; lourdaud; à la brune; obscurité.

<p>8</p>

Tôt et non vite.

<p>9</p>

L'un et l'autre signifient: dans le mouillé.

<p>10</p>

L'un et l'autre signifient: il porte, il apporte.

<p>11</p>

Beffana: c'est-à-dire l'Épiphanie. En Italie, on appelle encore Beffana le jour des Rois et les enfants attendent la Beffana, vieille femme qui leur apporte des jouets. La Beffana remplace, en somme, sous un aspect plus vilain, le petit Noël, ou saint Nicolas.

<p>12</p>

Jaser; radoter; nausée; caprice; l'heure de midi; je tressaute de joie; à demi mouillé; il glisse; il râpe.