L'oeuvre du divin Arétin, deuxième partie. Aretino Pietro
dans un coin et, à l'aide des plus tendres paroles, des plus gracieuses qu'il trouvera, il t'amènera aux folâtreries; c'est là qu'il s'agira pour toi de répondre à propos, et, d'une voix suave, de tâcher de dire quelques mots qui ne sentent pas le bordel. A ce moment, la société qui sera en train de badiner avec moi se rapprochera de toi, comme autant de couleuvres qui se glissent dans l'herbe, et l'un te dira ceci, l'autre cela, par plaisanterie; toi, garde ton sang-froid et, soit que tu parles, soit que tu te taises, arrange-toi de sorte que la conversation ou le silence paraissent aussi agréables l'un que l'autre, dans ta bouche. S'il t'arrive de te tourner vers celui-ci ou vers celui-là, fixe-le sans lasciveté, regarde-le comme regardent les moines les chastes religieuses, c'est l'ami qui t'offre le souper et le gîte, c'est lui seulement que tu régaleras d'œillades affamées et de paroles attractives. S'il te plaît de rire, ne va pas élever putanesquement la voix, en élargissant la mâchoire de façon à montrer ce que tu as au fond de la gorge, ris de telle sorte qu'aucun des traits de ton visage ne s'enlaidisse; bien mieux, embellis-les d'un sourire, d'un clignement de l'œil, et laisse-toi plutôt arracher une dent qu'un vilain mot; ne jure ni par Dieu, ni par les saints; ne t'obstine pas à soutenir: Cela ne s'est point passé comme ça; ne t'irrite pas, quoi que puisse te dire un de ceux dont c'est le bonheur de taquiner celles de ta condition. Toute fille qui fait chaque jour nouvelles épousailles doit s'habiller plutôt d'agrément que de velours et se montrer une princesse dans ses moindres actes. Lorsqu'on t'appellera au souper, quoique tu doives toujours être la première à te laver les mains et à te mettre à table, fais-le-toi dire plus d'une fois: rien ne vous rehausse comme la modestie.
Pippa.– J'y ferai attention.
Nanna.– A la salade, ne va pas te jeter dessus comme les vaches sur le fourrage; fais de toutes petites, petites bouchées, et presque sans te graisser le bout des doigts, porte-les à ta bouche, que tu ne pencheras pas, comme pour avaler les viandes jusque sur l'assiette, ainsi que maintes fois je le vois faire à des malapprises. Tiens-toi avec majesté, allonge la main gracieusement; pour demander à boire, fais un signe de tête et, si les carafes sont sur la table, sers-toi toute seule; ne remplis pas ton verre jusqu'au bord, dépasses-en à peine la moitié, puis porte-le gentiment à tes lèvres et ne bois jamais tout.
Pippa.– Et si j'ai grand'soif?
Nanna.– Bois peu, quand même, pour ne pas t'attirer le renom de goulue et de soularde. Ne mâche pas chaque morceau la bouche ouverte, en ruminant fastidieusement et salaudement; fais en sorte qu'à peine il semble que tu manges; tout le long du souper, parle le moins que tu pourras et à moins qu'on ne t'en prie; tâche que le bavardage ne provienne pas de toi. Si celui qui découpe à la table où tu es t'offre une aile, un devant de chapon ou de perdrix, accepte-le avec une révérence, tout en jetant un coup d'œil à ton amant, avec un geste qui lui demande la permission sans la lui demander. Fini de manger, ne va pas roter, pour l'amour de Dieu!
Pippa.– Qu'arriverait-il, s'il m'en échappait un?
Nanna.– Oh! pouah! Tu donnerais mal au cœur, non seulement aux salops, mais à la saloperie en personne.
Pippa.– Si j'observe tout ce que vous m'avez enseigné et d'autres choses encore, qu'en sera-t-il?
Nanna.– Il en sera que tu acquerras le renom de la plus discrète et de la plus gracieuse courtisane qui vive et que chacun dira, en te comparant aux autres: «Soyez tranquilles, mieux vaut l'ombre des vieilles savates de la signora Pippa qu'une telle ou telle, chaussée et vêtue.» Ceux qui te connaîtront resteront tes esclaves, iront partout prêcher tes perfections et tu en seras plus recherchée que ne sont évitées celles qui ont des manières de rôdeuses et de gourgandines. Pense si je me rengorgerai.
Pippa.– Que dois-je faire quand nous aurons soupé?
Nanna.– Entretiens-toi un moment avec celui qui sera près de toi, sans jamais te lever d'à côté de ton amant. L'heure de dormir venue, tu me laisseras m'en retourner à la maison; puis, après avoir dit respectueusement: «Bonsoir à Vos Seigneuries», garde-toi mieux que du feu d'être aperçue ou entendue pisser, te lâcher le ventre, prendre un mouchoir pour te nettoyer: ces choses-là feraient vomir des poulets, qui pourtant becquètent toute espèce de crottin. Quand tu seras dans la chambre, la porte fermée, cherche pourtant si tu vois quelque essuie-main, quelque coiffe qui te plaise, et, sans rien demander, trouve à ta convenance essuie-main et coiffe.
Pippa.– A quelle fin?
Nanna.– Afin que le chien, qui est bien attaché à sa chienne, t'offre l'un ou l'autre.
Pippa.– Et s'il me les offre?
Nanna.– Applique-lui un baiser, avec un petit coup de langue, et accepte.
Pippa.– Ce sera chose faite.
Nanna.– Pendant qu'il se couchera au galop, déshabille-toi tout doucement, tout doucement, et marmotte en toi-même quelques paroles entremêlées de certains soupirs. Cela le forcera à te demander, quand tu entreras au lit: «Qu'avez-vous donc à soupirer, mon âme?» Alors, pousses-en un autre à te démantibuler et réponds: «Votre Seigneurie m'a ensorcelée!» En lui disant cela, embrasse-le serré, baise-le, rebaise-le, puis fais le signe de la croix, comme si tu avais oublié de le faire en te couchant; si tu ne veux pas dire de prière ni quoi que ce soit, remue un peu les lèvres, de façon à paraître les dire: il faut être bien élevée jusqu'au bout. Pendant ce temps-là, le scélérat, qui t'attendait au lit comme un homme qui a un appétit d'enragé et qui s'est mis à table avant même qu'on ait posé dessus le pain et le vin, s'aventurera à te peloter les tétons, il plongera toute sa figure dedans, comme s'il voulait les boire; il te parcourra tout le corps, puis descendra peu à peu sa main sur la guenuche, et après lui avoir donné quelques petites tapes, il te pelotera les cuisses; mais les fesses sont une véritable calamité: elles attirent à elles la main, te dis-je, et lorsqu'il les aura festoyées tant soit peu, il essayera de te tâter, en te glissant son genou entre les jambes, pour voir si tu te tourneras, sans oser toutefois te demander cela dès la première rencontre. Tiens-toi ferme, et suppose qu'il se mette à miauler, à faire l'enfant, à vouloir prendre des façons étranges, ne lui tourne pas le dos.
Pippa.– Et s'il m'y force?
Nanna.– On ne fait rien de force à personne, petite folle.
Pippa.– Mais qu'importe que je le laisse me faire cela par devant ou par derrière?
Nanna.– Écervelée, tu parles vraiment là comme une sotte que tu es! Dis-moi, qui est-ce qui vaut le plus, d'un Jules ou d'un ducat?
Pippa.– Je vous comprends; l'argent vaut moins que l'or.
Nanna.– Tu l'as dit. Mais maintenant je songe au bon coup à faire.
Pippa.– Enseignez-le-moi.
Nanna.– Il est beau, on ne peut plus beau.
Pippa.– Oh! dites, maman.
Nanna.– Si cependant notre homme insiste et te fourre entre les cuisses sa jambe gauche, pour te tourner à sa façon, tâte bien s'il a quelque petite chaîne au cou, quelque bague au doigt, et tandis que le goulu tourne autour de toi, poussé par la tentation que lui donne l'odeur du rôti, vois s'il se les laisse enlever; s'il veut bien, laisse-le faire; une fois dévalisé de ses bijoux, tu lui joueras le tour adroitement; sinon, dis-lui d'un air dégagé: «Comment, Votre Seigneurie s'aventure ainsi par derrière à de telles cochonneries?» Le mot lâché, il s'y prendra avec toi de la bonne façon et quand il sera sur toi, fais ton devoir, Pippa, fais-le; vois-tu, les caresses par lesquelles on aide les bons jouteurs à finir sont leur propre ruine, et leur procurer des douceurs, c'est les assassiner. Et puis, une putain qui fait bien ça est comme un mercier qui vend à haut prix sa marchandise. On ne peut mieux comparer qu'à une boutique de mercier les badinages, les jeux, les caresses que débite une rusée putain.
Pippa.– Quelles drôles de comparaisons vous faites!
Nanna.– Voici un mercier; il a des aiguillettes, des miroirs, des gants, des chapelets, des rubans,