Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
pouvait avoir un observateur qui lui fût plus commode.
J'ai dit que mon frère avait rejoint son prince à Barcelone; il y séjourna et l'accompagna à Bourg-Madame. Monsieur le duc d'Angoulême l'envoya porter ses dépêches au Roi dès qu'il le sut à Paris. Le Roi le renvoya à son neveu; il lui fallut traverser deux fois l'armée de la Loire, ce qui ne fut pas sans quelque danger, à ce premier moment. Toutefois, il remplit heureusement sa double mission et obtint pour récompense la permission de venir embrasser ses parents. J'attendis son arrivée et, après avoir passé quelques jours avec lui, je le précédai sur la route de Paris où il devait venir me rejoindre promptement.
Je quittai Turin, le 18 août, jour de la Sainte-Hélène, après avoir souhaité la fête à ma mère pour laquelle mon absence n'avait pas de compensation et qui en était désolée. Elle devait, le lendemain, accompagner mon père à Gênes où, pour cette fois, la Reine arriva sans obstacles. Elle débarqua de Sardaigne avec un costume et des façons qui ne rappelaient guère l'élégante et charmante duchesse d'Aoste dont le Piémont conservait le souvenir. Elle s'y est fait détester, je ne sais si c'est avec justice; je n'ai plus eu de rapports personnels avec ce pays et on ne peut s'en faire une idée un peu juste qu'en l'habitant. Il y a toujours une extrême réticence dans les récits qu'en font les piémontais.
Je m'arrêtai quelques jours à Chambéry. J'y appris les circonstances exactes de la trahison des troupes et surtout celle de monsieur de La Bédoyère. Il était évident qu'il travaillait d'avance son régiment et que les événements de Grenoble avaient été rien moins que spontanés.
Les esprits étaient fort échauffés en Savoie. L'ancienne noblesse désirait ardemment rentrer sous le sceptre de la maison de Savoie. La bourgeoisie aisée ou commerçante, tous les industriels voulaient rester français. Les paysans étaient prêts à crier: «Vive le Roi sarde!» dès que leurs curés le leur ordonneraient. Jusqu'alors les vœux, les craintes et les répugnances s'exprimaient encore tout bas; on se bornait à se détester cordialement de part et d'autre.
Peu avant les Cent-Jours, Monsieur avait fait un voyage dans le Midi; sa grâce et son obligeance lui avaient procuré de grands succès. À Chambéry, il logea chez monsieur de Boigne et le traita avec bonté. Le lendemain, avant de partir, le duc de Maillé lui remit de la part du prince six croix d'honneur, à distribuer dans la ville. Monsieur de Boigne n'avait pas fait de mauvais choix; mais, cela dépendait de lui. Les diplômes avaient été remplis des noms qu'il indiquait, sans autre renseignement.
Il paraît que, dans tout ce voyage, Monsieur payait ainsi son écot à ses hôtes. On a cru que la prodigalité avec laquelle on a semé la croix d'honneur en 1814 avait un but politique et qu'on voulait la discréditer. Je ne le pense pas; seulement elle n'avait aucun prix aux yeux de nos princes et ils la donnaient comme peu de valeur. On conçoit à quel point cela devait irriter les gens qui avaient versé leur sang pour l'obtenir.
C'est par cette ignorance du pays, plus que par propos délibéré, que les princes de la maison de Bourbon choquaient souvent, sans s'en douter, les intérêts et les préjugés nationaux nés pendant leur longue absence. Ils ne se donnaient pas la peine de les apprendre ni de s'en informer, bien persuadés qu'ils se tenaient d'être rentrés dans leur patrimoine. Jamais ils n'ont pu comprendre qu'ils occupaient une place, à charge d'âmes, qui imposait du travail et des devoirs.
J'arrivai à Lyon le 25 août. Avec l'assistance de la garnison autrichienne, on y célébrait bruyamment la fête de la Saint-Louis. La ville était illuminée; on tirait un feu d'artifice; la population entière semblait y prendre part. On se demandait ce qu'était devenue cette autre foule qui, naguère, avait accueilli Bonaparte avec de si grands transports. J'ai assisté à tant de péripéties dans les acclamations populaires que je me suis souvent adressé cette question. Je crois que ce sont les mêmes masses, mais diversement électrisées par un petit noyau de personnes exaltées, qui changent et sont entraînées dans des sens différents; mais la même foule est également de bonne foi dans ses diverses palinodies.
Me voici arrivée à une confession bien pénible. Je pourrais l'épargner, puisqu'elle ne regarde que moi et qu'un sentiment intime; mais je me suis promis de dire la vérité sur tout le monde; je la cherche aussi en moi. Il faut qu'on sache jusqu'où la passion de l'esprit de parti peut dénaturer le cœur.
En arrivant à l'hôtel de l'Europe, je demandai les gazettes; j'y lus la condamnation de monsieur de La Bédoyère et j'éprouvai un mouvement d'horrible joie. «Enfin, me dis-je, voilà un de ces misérables traîtres puni!» Ce mouvement ne fut que passager; je me fis promptement horreur à moi-même; mais, enfin, il a été assez positif pour avoir pesé sur ma conscience. C'est depuis ce moment, depuis le dégoût et le remords qu'il m'inspire, que j'ai abjuré, autant qu'il dépend de moi, les passions de l'esprit de parti et surtout ses vengeances.
Je pourrais, à la rigueur, me chercher une excuse dans tout ce que je venais d'apprendre à Chambéry sur la conduite de monsieur de La Bédoyère, dans les tristes résultats que sa coupable trahison avait attirés, dans l'aspect de la patrie déchirée et envahie par un million d'étrangers; mais rien n'excuse, dans un cœur féminin, la pensée d'une sanglante vengeance, et il faut en renvoyer l'horreur à qui il appartient, à l'esprit de parti, monstre dont on ne peut trop repousser les approches quand on vit dans un temps de révolution et qu'on veut conserver quelque chose d'humain.
Je passai deux jours à Lyon où se trouvaient réunies plusieurs personnes avec lesquelles j'étais liée parmi les français et les étrangers. On me donna les détails des événements de Paris. Les avis étaient divers sur le rôle qu'y avait joué Fouché, mais tout le monde s'accordait à dire qu'il était entré dans le conseil de Louis XVIII à la sollicitation de Monsieur, excité par les plus exaltés du parti émigré. C'est à Lyon que me furent racontés les faits que j'ai rapportés sur la conduite du maréchal Suchet. J'appris aussi une circonstance qui me frappa.
Lorsque Monsieur fit cette triste expédition, au moment du retour de l'île d'Elbe, il fut obligé de quitter la ville par la route de Paris, tandis que toute la garnison et les habitants se précipitaient sur celle de Grenoble au-devant de Napoléon. Deux gendarmes, seuls de l'escorte commandée, se présentèrent pour accompagner sa voiture. Le lendemain, ils furent dénoncés à l'Empereur. Il les fit rechercher et leur donna de l'avancement. On ne peut nier que cet homme n'eût l'instinct gouvernemental.
Mon séjour à Lyon avait été forcé; il fallait attendre que la route fût libre, c'est-à-dire complètement occupée par des garnisons étrangères. Je conserve encore le passeport à l'aide duquel j'ai traversé notre triste patrie dans ces jours de détresse. Il est curieux par la quantité de visas, en toutes langues, dont il est couvert.
Si ces formalités étaient pénibles, les routes offraient un spectacle consolant pour un cœur français, malgré son amertume. C'était la magnifique attitude de nos soldats licenciés. Réunis par bandes de douze ou quinze, vêtus de leur uniforme, propres et soignés comme en jour de parade, le bâton blanc à la main, ils regagnaient leurs foyers, tristes mais non accablés et conservant une dignité dans les revers qui les montrait dignes de leurs anciens succès.
J'avais laissé l'Italie infestée de brigands créés par la petite campagne de Murat. Le premier groupe de soldats de la Loire que je rencontrai, en me rappelant ce souvenir, m'inspira un peu de crainte; mais, dès que je les eus envisagés, je ne ressentis plus que l'émotion de la sympathie. Eux-mêmes semblaient la comprendre. Les plus en avant des bandes que je dépassais me regardaient fixement comme pour chercher à deviner à quoi j'appartenais, mais les derniers me saluaient toujours. Ils m'inspiraient ce genre de pitié que le poète a qualifiée de charmante et que la magnanimité commande forcément quand on n'a pas perdu tout sentiment généreux.
Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de plus beau dans l'histoire que la conduite générale de l'armée et l'attitude personnelle des soldats à cette époque. La France a droit de s'en enorgueillir. Je n'attendis pas le jour de la justice pour en être enthousiasmée et, dès lors, je les considérais avec respect et vénération. Il est bien remarquable en effet, que, dans un moment où plus de cent cinquante mille hommes furent renvoyés de leurs drapeaux et rejetés, sans état, dans le pays,