Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
père se mit fort en mouvement pour se procurer de ses nouvelles; il fut longtemps sans pouvoir y réussir. Toutefois, il obtint une déclaration de tous les ministres, résidant à Turin, qui annonçait des représailles de la part de leurs souverains si monsieur de Polignac était traité autrement qu'en prisonnier de guerre. Le cabinet sarde fut le plus récalcitrant, mais consentit enfin à signer le dernier.
Ces démarches se trouvèrent inutiles. Le maréchal Suchet se souciait peu de s'illustrer par cette conquête. Il fit mettre monsieur de Polignac au fort Barraux, lui conseilla de se tenir parfaitement tranquille et eut l'air de l'y oublier, tout en l'y faisant très bien traiter. On lui manda de l'envoyer à Paris; il n'en tint compte. Je ne sais s'il aurait pu prolonger longtemps cette bienveillante indifférence, mais les événements marchèrent vite.
Le gouvernement piémontais avait si complètement partagé la sécurité de Jules qu'au même moment où les français s'emparaient de Montmélian, un autre corps, traversant la montagne, enlevait à Aiguebelle un beau régiment piémontais qui faisait tranquillement l'exercice avec des pierres de bois à ses fusils. Ce qu'il y a de plus piquant dans cette aventure c'est que la même chose était arrivée, au même lieu et de la même façon, au début de la guerre précédente.
L'émoi fut grand à Turin. On nomma vite monsieur de Saint-Marsan ministre de la guerre, quoiqu'il eût servi sous le régime français. On réclama les secours autrichiens avec autant de zèle qu'on en avait mis à les refuser jusque-là. Mais le général Bubna déclara à monsieur de Valese qu'il fallait porter la peine de son obstination; il l'avertissait depuis longtemps que les hostilités étaient prêtes à éclater et que les négociations occultes et personnelles avec le gouvernement français, pour établir sa neutralité, seraient sans succès. Il n'avait pas voulu le croire; maintenant il le prévenait formellement que, si les français s'étaient emparés du Mont-Cenis avant qu'il pût l'occuper, ce qui lui paraissait fort probable, il retirerait ses troupes en Lombardie et abandonnerait le Piémont.
À la suite de cette menace, il déploya une activité prodigieuse pour la rendre vaine. C'était un singulier homme que ce Bubna. Grand, gros, boiteux par une blessure, paresseux lorsqu'il n'avait rien à faire, il passait les trois quarts des journées, couché sur un lit ou sur la paille dans son écurie, à fumer le plus mauvais tabac du plus mauvais estaminet. Quand il lui plaisait de venir dans le salon, il y était, sauf l'odeur de pipe, homme de la meilleure compagnie, conteur spirituel, fin, caustique, comprenant et employant toutes les délicatesses du langage. Les affaires civiles ou militaires le réclamaient-elles? Il ne prenait plus un moment de repos; et ce même Bubna qui avait passé six mois sans quitter, à peine, la position horizontale, serait resté soixante-douze heures à cheval sans en paraître fatigué.
Il me fit la confidence qu'il exagérait un peu ses inquiétudes et la rigueur de ses projets pour se venger de monsieur de Valese et de ses hésitations. Comme j'étais très indignée contre celui-ci de la façon dont il s'éloignait de l'ambassadeur de France, je goûtais fort cette espièglerie. Mon père, avec son éminente sagesse, ne partageait pas cette joie; il approuvait monsieur de Valese d'avoir réussi à éviter à son pays quelques semaines de l'occupation autrichienne. Il compatissait au désir d'un petit royaume de chercher à obtenir un état de neutralité, tout en croyant ce résultat impossible.
Il est certain que la résistance apportée par le cabinet à la rentrée des autrichiens sur le territoire piémontais compensa, aux yeux des habitants, beaucoup des torts qu'on reprochait au gouvernement. La population les avait pris en haine et ils lui avaient enseigné à regretter les troupes françaises: «Les français disait-elle, nous pressuraient beaucoup, mais ils mangeaient chez nous et avec nous ce qu'ils prenaient, au lieu que les allemands prennent plus encore et emportent tout.»
Cela était vrai de l'administration aussi bien que des chefs et des soldats. Elle faisait venir d'Autriche jusqu'aux fers des chevaux, n'achetait rien dans les pays occupés; mais, en revanche, emportait tout, même les gonds et les verrous des portes et fenêtres dans les casernes que les troupes abandonnaient. Les fourgons qui suivent un corps autrichien évacuant un pays allié sont curieux à voir par leur nombre fabuleux et par la multitude d'objets de toute espèce qu'ils contiennent pêle-mêle. Ces convois excitaient la colère des peuples italiens, victimes de ce système de spoliation générale.
La nouvelle de l'entrée en campagne sur la frontière de Belgique et de la bataille de Ligny livrée le 16 nous parvint avec une grande rapidité à travers la France et à l'aide du télégraphe qui l'avait apportée à Chambéry. Mais il fallut attendre l'arrivée d'un courrier régulier pour nous conter celle de Waterloo. Après celle-là, celles que nous étions contraints à appeler les bonnes nouvelles se succédèrent aussi rapidement que les mauvaises trois mois avant. Il fallait bien s'en réjouir, mais ce n'était pas sans saignement de cœur.
Le roi de Sardaigne avait la tête tournée de voir le corps piémontais entrer en France avec l'armée autrichienne, et se croyait déjà un conquérant. Sa magnanimité se contentait du Rhône pour frontière. Il donnait bien quelques soupirs à Lyon, mais il se consolait par l'idée que c'était une ville mal pensante.
J'ai déjà dit qu'il était très accessible; il recevait tout le monde, était fort parlant, surtout dans ce moment d'exaltation. Il n'y avait pas un moine, ni un paysan qu'il ne retînt pour leur raconter ses projets militaires.
Étant duc d'Aoste, il avait fait une campagne dans la vallée de Barcelonnette et avait conservé une grande admiration pour l'agilité et le courage de ses habitants: aussi voulait-il aller prendre Briançon, par escalade, à la tête de ses Barbets, comme il les appelait. Il développa ce plan au général Frimont lorsqu'il passa pour prendre le commandement en chef de l'armée autrichienne. Bubna, présent à cette entrevue, racontait à faire mourir de rire l'étonnement calme de l'alsacien Frimont cherchant vainement ses yeux pour découvrir ce qu'il pensait de ces extravagances et obligé par sa malice à y répondre seul. Heureusement le Roi se laissa choir d'une chaise sur laquelle il était grimpé pour prendre d'assaut une jarre à tabac placée sur une armoire. Il se fit assez de mal, se démit le poignet, et Briançon fut sauvé.
Le physique de ce pauvre prince rendait ses rodomontades encore plus ridicules. Il ressemblait en laid à monsieur le duc d'Angoulême. Il était encore plus petit, encore plus chétif; ses bras étaient plus longs, ses jambes plus grêles, ses pieds plus plats, sa figure plus grimaçante; enfin il atteignait davantage le type du singe auquel tous deux aspiraient. Il souffrit horriblement de son poignet qui fut mal remis par une espèce de carabin ramené de Sardaigne. Rossi, un des plus habiles chirurgiens de l'Europe, était consigné au seuil du château pour l'avoir franchi sous le gouvernement français. Toutefois, la douleur se fit sentir; au bout de dix à douze jours, Rossi fut appelé, le poignet bien remis et le Roi soulagé.
CHAPITRE VI
Réponse de mon père au premier chambellan du duc de Modène. – Conduite du maréchal Suchet à Lyon. – Conduite du maréchal Brune à Toulon. – Catastrophe d'Avignon. – Expulsion des français résidant en Piémont. – Je quitte Turin. – État de la Savoie. – Passage de Monsieur à Chambéry. – Fête de la Saint-Louis à Lyon. – Pénible aveu. – Gendarmes récompensés par l'Empereur. – Les soldats de l'armée de la Loire. – Leur belle attitude.
Les forfanteries du Roi et des siens, tout absurdes qu'elles étaient, portaient pour nous un son fort désagréable. Quelques semaines plus tard, mon père eut occasion d'en relever une d'une manière très heureuse. Le duc de Modène vint voir son beau-père; il y eut à cette occasion réception à la Cour. Mon père s'y trouva auprès d'un groupe où le premier chambellan de Modène professait hautement la nécessité et la facilité de partager la France pour assurer le repos de l'Europe. Il prit la parole et du ton le plus poli:
«Oserai-je vous prier, monsieur le comte, de m'indiquer les documents historiques où vous avez puisé qu'on peut disposer de la France comme s'il s'agissait du duché de Modène?»
On peut croire que le premier chambellan resta très décontenancé. Cette boutade, qui contrastait si fort avec l'urbanité habituelle