Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
de réunir à Chambéry des forces trop considérables pour pouvoir leur résister. L'occupation de Grenoble, où on ne laissa que des troupes piémontaises, acheva d'enorgueillir ces conquérants improvisés, et je ne sais si le chagrin l'emportait sur la colère en pensant à nos canons tombés entre les pattes des Barbets du Roi. Quoique le fort Barraux tînt toujours, on avait eu soin d'en laisser évader Jules de Polignac qui rejoignit le quartier général de Bubna et assista à l'attaque de Grenoble.
Ces souvenirs sont très pénibles pour y revenir volontiers; j'aime mieux raconter deux faits qui, selon moi, honorent plus nos vieux capitaines qu'un de ces succès militaires qui leur étaient si familiers. Ils prouvent leur patriotisme.
Les Alliés admettaient que, partout où ils trouveraient le gouvernement du roi Louis XVIII reconnu avant leur arrivée, ils n'exerceraient aucune spoliation. Mais aussi toutes les places où ils entreraient par force ou par capitulation devaient être traitées comme pays conquis et le matériel enlevé: Dieu sait s'ils étaient experts à tels déménagements; Grenoble en faisait foi.
L'avant-garde, sous les ordres du général Bubna, s'approchait de Lyon. Monsieur de Corcelles, commandant la garde nationale, se rendit auprès du général, lui offrit de faire prendre à la ville la cocarde autrichienne ou la cocarde sarde, toutes enfin plutôt que la cocarde blanche. Mon ami Bubna, qui, tout aimable qu'il était, n'avait pas une bien sainte horreur pour le bien d'autrui, était trop habile pour autoriser les patriotiques intentions de monsieur de Corcelles, mais il ne les repoussa pas tout à fait. Il lui dit que de si grandes décisions ne s'improvisaient pas; il n'avait point d'instructions à ce sujet, mais il en demanderait. Sans doute, il ne serait pas impossible que la maison de Savoie portât le siège de son royaume à Lyon, tandis que le Piémont pourrait se réunir à la Lombardie. C'était matière à réflexion; en attendant il ne fallait rien brusquer, et il conseillait tout simplement de garder la cocarde tricolore. L'armée autrichienne ferait son entrée le lendemain matin, et il serait temps de discuter ensuite les intérêts réciproques.
Monsieur de Corcelles retourna à Lyon et courut rendre compte de sa démarche et de sa conversation au maréchal Suchet. Celui-ci le traita comme le dernier des hommes, lui dit qu'il était un misérable, un mauvais citoyen, que, quant à lui, il aimerait mieux voir la France réunie sous une main quelconque que perdant un seul village. Il le chassa de sa présence, lui ôta le commandement de la garde nationale, fit chercher de tout côté Jules de Polignac, monsieur de Chabrol, monsieur de Sainneville (l'un préfet, l'autre directeur de la police avant les Cent-Jours), les installa lui-même dans leurs fonctions et ne s'éloigna qu'après avoir fait arborer les couleurs royales. Bubna les trouva déployées le lendemain à son grand désappointement, mais il n'osa pas s'en plaindre.
Au même temps, les mêmes résultats s'opérèrent à Toulon avec des circonstances un peu différentes. Le maréchal Brune y commandait. La garnison était exaltée jusqu'à la passion pour le système impérial et la ville partageait ses sentiments. Un matin, à l'ouverture des portes, le marquis de Rivière, l'amiral Ganteaume et un vieil émigré, le comte de Lardenoy, qui était commandant de Toulon pour le Roi, suivis d'un seul gendarme et portant tous quatre la cocarde blanche, forcèrent la consigne, entrèrent au grand trot dans la place et allèrent descendre chez le maréchal avant que l'étonnement qu'avait causé leur brusque apparition eût laissé le temps de les arrêter. Ils parvinrent jusque dans le cabinet où le maréchal était occupé à écrire. Surpris d'abord, il se remit immédiatement, tendit la main à monsieur de Rivière qu'il connaissait, et lui dit:
«Je vous remercie de cette preuve de confiance, monsieur le marquis, elle ne sera pas trompée.»
Les nouveaux arrivés lui montrèrent la déclaration des Alliés, lui apprirent qu'un corps austro-sarde s'avançait du côté de Nice et qu'une flotte anglaise se dirigeait sur Toulon. Dans l'impossibilité de le défendre d'une manière efficace, puisque toute la France était envahie et le Roi déjà à Paris, le maréchal, en s'obstinant à conserver ses couleurs, coûterait à son pays l'immense matériel de terre et de mer contenu dans la place; les Alliés n'épargneraient rien; ils se hâtaient pour arriver avant qu'il eût reconnu le gouvernement du Roi. Ces messieurs, se fiant à son patriotisme éclairé, étaient venus lui raconter la situation telle qu'elle était et lui juraient sur l'honneur l'exactitude des faits.
Le maréchal lut attentivement les pièces qui les confirmaient, puis il ajouta:
«Effectivement, messieurs, il n'y a pas un moment à perdre. Je réponds de la garnison; je ne sais pas ce que je pourrai obtenir de la ville. En tout cas, nous y périrons ensemble, mais je ne serai pas complice d'une vaine obstination qui livrerait le port aux spoliations des anglais.»
Il s'occupa aussitôt de réunir les officiers des troupes, les autorités de la ville et les meneurs les plus influents du parti bonapartiste. Il les chapitra si bien que, peu d'heures après, la cocarde blanche était reprise et le vieux Lardenoy reconnu commandant.
Le marquis de Rivière était homme à apprécier la loyauté du maréchal et à en être fort touché. Il l'engagea à rester avec eux dans le premier moment d'effervescence du peuple passionné du Midi. Le maréchal Brune persista à vouloir s'éloigner; peut-être craignait-il d'être accusé de trahison par son parti. Quel que fût son motif, il partit accompagné d'un aide de camp de monsieur de Rivière; il le renvoya se croyant hors des lieux où il pouvait être reconnu et recourir quelque danger. On sait l'horrible catastrophe d'Avignon et comment un peuple furieux et atroce punit la belle action que l'histoire, au moins, devra consigner dans une noble page. On voudrait pouvoir dire que la lie de la populace fut seule coupable; mais, hélas! il y avait parmi les acteurs de cette horrible scène des gens que l'esprit de parti a tellement protégés que la justice des lois n'a pu les atteindre. C'est une des vilaines taches de la Restauration.
La conduite des maréchaux Suchet et Brune m'a toujours inspiré d'autant plus de respect que je n'ai pu me dissimuler qu'elle n'aurait pas été imitée par des chefs royalistes. Il y en a bien peu d'entre eux qui n'eussent préféré remettre leur commandement, au risque de pertes immenses pour la patrie, entre les mains de l'étranger, à faire replacer eux-mêmes le drapeau tricolore, et, s'il s'en était trouvé, notre parti les aurait qualifiés de traîtres.
Dans les premiers jours de mars, le roi de Sardaigne avait publié l'ordre de chasser tous les français de ses États. Les rapides succès de l'Empereur lui imposèrent trop pour qu'il osât l'exécuter; mais, dès que sa peur fut un peu calmée par le gain de la bataille de Waterloo, il donna des ordres péremptoires et trouva des agents impitoyables. Des français, domiciliés depuis trente ans, propriétaires, mariés à des piémontaises, furent expulsés de chez eux par les carabiniers royaux, conduits aux frontières comme des malfaiteurs, sans qu'on inventât seulement d'articuler contre eux le moindre reproche. Les femmes et les enfants vinrent porter leurs larmes à l'ambassade; nous en étions assaillis. Nous ne pouvions que pleurer avec eux et partager leur profonde indignation.
Mon père faisait officieusement toutes les réclamations possibles. Ses collègues du corps diplomatique se prêtaient à les appuyer et témoignaient leur affliction et leur désapprobation de ces cruelles mesures, mais rien ne les arrêtait. Enfin, mon père reçut un courrier du prince de Talleyrand pour lui annoncer que le gouvernement du roi Louis XVIII était reconstitué. Il se rendit aussitôt chez le comte de Valese et lui déclara que, si ces persécutions injustifiables continuaient contre les sujets de S. M. T. C., il demanderait immédiatement ses passeports, qu'il en préviendrait sa Cour et était sûr d'être approuvé.
Cette démarche sauva quelques malheureux qui avaient obtenu un sursis, mais la plupart étaient déjà partis ou au moins ruinés par cette manifestation intempestive de la peur et d'une puérile vengeance exercée contre des innocents.
Cette circonstance acheva de m'indisposer contre les gouvernements absolus et arbitraires. La maladie du pays m'avait gagnée à tel point que je ne respirais plus dans ce triste Turin. J'éprouvais un véritable besoin de m'en éloigner, au moins pour un temps. Je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris où j'étais appelée par des affaires personnelles.
Mon père consentit d'autant plus facilement à mon départ