Récits d'une tante (Vol. 2 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond

Récits d'une tante (Vol. 2 de 4) - Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond


Скачать книгу
resta que deux heures pour s'informer des événements, retroussa sa soutane, enfourcha un bidet de poste et courut joindre monsieur le duc d'Angoulême.

      Cet abbé, en costume ecclésiastique, parut fort ridicule aux soldats; mais lorsque, au combat du pont de la Drôme, on le vit allant jusque sous la mitraille relever les blessés sur ses épaules, leur porter des consolations et des secours de toute espèce, avec autant de sang-froid qu'un grenadier de la vieille garde, le curé (comme ils l'appelaient) excita leur enthousiasme au plus haut degré. L'abbé de Janson a depuis mis ce zèle au service de l'intrigue; on ne peut que le regretter. Devenu évêque de Nancy et un des membres le plus actif de la Congrégation si fatale à la Restauration, il s'est fait tellement détester qu'à la Révolution de 1830 il a été expulsé de sa ville épiscopale.

      L'autre personne dont je veux noter le passage à Gênes est Henri de Chastellux. Âgé de 24 ou 25 ans, maître d'une fortune considérable, il était attaché à l'ambassade de Rome. Ce fut là qu'il apprit la trahison de son beau-frère, le colonel de La Bédoyère. Il en fut d'autant plus consterné qu'il aimait tendrement sa sœur et qu'il comprenait combien elle devait avoir besoin de consolation et de soutien, dans une pareille position, au milieu d'une famille aussi exaltée en royalisme que la sienne. Il obtint immédiatement un congé de son ambassadeur et, après avoir rangé ses papiers, fait ses malles, emballé ses livres et ses effets, il se jeta dans la carriole d'un voiturin avec lequel il avait fait marché pour le mener en vingt-sept jours à Lyon.

      Les révolutions ne s'accommodent guère de cette allure. En arrivant à Turin, monsieur de Chastellux fut informé qu'il ne pouvait continuer sa route. Il vint à Gênes consulter mon père sur ce qu'il lui restait à faire. Il fut décidé qu'il irait rejoindre monsieur le duc d'Angoulême; mon père lui dit qu'il le chargerait de dépêches. En effet, deux heures après, un secrétaire alla les lui porter; il le trouva couché sur un lit, lisant Horace.

      «Quand partez-vous?

      – Je ne sais pas encore. Je n'ai pas pu m'arranger avec les patrons qu'on m'a amenés, j'en attends d'autres.

      – Vous n'allez pas par la Corniche?

      – Non, je compte louer une felouque.»

      Le secrétaire rapporta les dépêches qu'on expédia par estafette.

      Henri de Chastellux s'embarqua le lendemain matin; mais, ayant fait son arrangement pour coucher à terre toutes les nuits, il n'arriva à Nice que le cinquième jour. Il y recueillit des bruits inquiétants sur la position de monsieur le duc d'Angoulême, attendit patiemment leur confirmation et, au bout de dix à douze jours, nous le vîmes reparaître à Gênes, n'ayant pas poussé sa reconnaissance au delà de Nice.

      Cette singulière apathie dans un jeune homme qui ne manque pas d'esprit et que sa situation sociale et ses relations de famille auraient dû stimuler si vivement dans cette circonstance, comparée à la prodigieuse activité d'un homme dont la robe aurait semblé l'en dispenser, nous parut un si singulier contraste que nous en fûmes très frappés et que j'en ai conservé la mémoire.

      Mon père s'était mis en correspondance plus active avec le duc de Narbonne, ambassadeur à Naples, le duc de Laval, ambassadeur à Madrid, et le marquis de Rivière qui commandait à Marseille. Il leur faisait passer les nouvelles qui lui arrivaient de l'Allemagne et du nord de la France. La légation de Turin se trouvait fort dégarnie de secrétaires et d'attachés; mon père, en partant de Gênes, me chargea de ces correspondances. Cela se bornait à expédier le bulletin des nouvelles qui nous parvenaient, en distinguant celles qui étaient officielles des simples bruits dont nous étions inondés. Plusieurs de ces lettres furent interceptées et quelques-unes, je crois, imprimées dans le Moniteur.

      La malveillance s'est saisie de cette puérile circonstance pour établir que je faisais l'ambassade. L'impatience que j'ai conçue de cette sottise m'a tenue volontairement dans l'ignorance des affaires diplomatiques que mon père a dû traiter depuis lors, et probablement plus que je ne l'aurais été sans cette ridicule invention. Car, je crois l'avoir déjà dit, la politique m'amuse; j'en fais volontiers en amateur, pour occuper mon loisir; et, comme je n'ai jamais eu le besoin de parler des affaires qu'on me confie, mon père me les aurait communiquées si je l'avais souhaité.

      CHAPITRE V

      Retour de Turin. – Monsieur de La Bédoyère. – Marche de Cannes. – L'empereur Napoléon. – Exposition du Saint-Suaire. – Retour de Jules de Polignac. – Il est fait prisonnier à Montmélian. – Prise d'un régiment à Aiguebelle. – Conduite du général Bubna. – Haine des piémontais contre les autrichiens. – Espérances du roi de Sardaigne.

      Nous continuâmes à mener en Piémont la vie retirée que nous avions adoptée à Gênes. Mon père ne voulait rien changer à l'état ostensible de sa maison, mais les circonstances permettaient de réformer toutes les dépenses extraordinaires et la prudence l'exigeait. Notre seule distraction était de faire chaque jour de charmantes promenades dans la délicieuse colline qui borde le Pô, au delà de Turin, et s'étend jusqu'à Moncalieri.

      Ce serait une véritable ressource si les chemins étaient moins désagréables; même à pied, il est difficile et très fatigant d'y pénétrer. Les sentiers qui servent de lit aux torrents, dans la saison pluvieuse, sont à pic et remplis de cailloux roulants. Le marcher en est pénible jusqu'à être douloureux, aussi les dames du pays ne s'y exposent-elles guère. On est dédommagé de ses peines par des points de vue admirables sans cesse variés et une campagne enchantée.

      Nous apprîmes successivement les détails circonstanciés de ce qui s'était passé à Chambéry et à Grenoble. Tous les récits s'accordaient à montrer monsieur de La Bédoyère comme le plus coupable. Je prêtais d'autant plus de foi à la préméditation dont on l'accusait que je l'avais entendu, avant mon départ de Paris, tenir hautement les propos les plus bonapartistes et les plus hostiles à la Restauration.

      La famille de sa femme (mademoiselle de Chastellux) avait commis la faute de le faire entrer presque de force au service du Roi; il avait eu la faiblesse d'accepter. Je ne voudrais pas préciser à quelle époque cette faiblesse était devenue de la trahison, mais il est certain que, lorsque à la tête de son régiment où il était arrivé depuis peu de jours, il se rendait de Chambéry à Grenoble, il dit à madame de Bellegarde, chez laquelle il s'arrêta pour déjeuner, qu'il ne formait aucun doute des succès de l'empereur Napoléon et qu'il les désirait passionnément. Au moment où il montait à cheval, il lui cria: «Adieu, madame, dans huit jours je serai fusillé ou maréchal d'Empire.»

      Il paraissait avoir entraîné le mouvement des troupes qui se réunirent à l'Empereur et abusé de la faiblesse du général Marchand, entièrement dominé par lui. La reconnaissance de l'Empereur pour le service rendu ne fut pas portée à si haut prix qu'il l'avait espéré, mais ses prévisions ne furent que trop tristement accomplies dans l'autre alternative.

      Il était impossible de n'être pas frappé de la grandeur, de la décision, de l'audace dans la marche et de l'habileté prodigieuse déployées par l'Empereur, de Cannes jusqu'à Paris. Il est peu étonnant que ses partisans en aient été électrisés et aient retrempé leur zèle à ce foyer du génie. C'est peut-être le plus grand fait personnel accompli par le plus grand homme des temps modernes; et ce n'était pas, j'en suis persuadée, un plan combiné d'avance. Personne n'en avait le secret complet en France; peut-être était-on un peu plus instruit en Italie. Mais l'Empereur avait beaucoup livré au hasard ou plutôt à son génie. La preuve en est que le commandant d'Antibes, sommé le premier, avait refusé d'admettre les aigles impériales. Leur vol était donc tout à fait soumis à la conduite des hommes qu'elles rencontreraient sur leur route, et la belle expression du vol de clocher en clocher, quoique justifiée par le succès, était bien hasardée. L'Empereur s'était encore une fois confié à son étoile et elle lui avait été fidèle, comme pour servir de flambeau à de plus immenses funérailles.

      En arrivant à Paris, il apprit la déclaration de Vienne du 13 mars; il subit en même temps les froideurs et les réticences de la plupart des personnes qui, dans l'ordre civil, lui avaient été le plus dévouées.


Скачать книгу