Les Rues de Paris, tome troisième. Bouniol Bathild
si, par une regrettable méprise ou le désir exagéré d'ajouter un élément nouveau d'intérêt à cette vie trop courte, il a su moins heureusement nous parler de l'homme. Aussi, pour que le lecteur n'incline point à le juger trop sévèrement, semble-t-il juste de citer cette excellente page entre autres dans laquelle l'œuvre de Lesueur nous paraît dans l'ensemble excellemment apprécié:
«Lesueur n'éblouit pas, mais il attache, sa peinture est douce, persuasive, pénétrante; elle tient le spectateur sous le charme et ce charme est celui de la vertu. Rien de théâtral, ni de recherché, ni d'ambitieux dans son talent; point d'accessoires parasites ni de mensonges pompeux dans ses œuvres; partout la mesure unie à l'enthousiasme et cette sagesse de jugement qui, conduisant au beau par le vrai, s'arrête là où il convient au sujet plutôt que là où il pourrait convenir au peintre; partout cette fécondité d'imagination qui produit facilement, abondamment comme la nature même, et ce pouvoir d'exécution qui ne demeure jamais au-dessous de ce que l'esprit conçoit et de ce que l'âme sent… Quelle variété, quelle aptitude à prendre tous les tons! Quelle puissance de talent! Qu'on ne s'y trompe point, c'est à la rigidité même de ses principes modifiée par une âme tendre, une imagination vive, et un génie original que le peintre doit la flexibilité de son style.»
Tout cela est aussi bien pensé que bien dit. Un autre biographe antérieur à Miel et à qui l'on peut, sous le rapport historique, faire également quelques reproches mais moins graves, Landon, a su aussi en quelques lignes admirablement caractériser Lesueur: «L'influence de Vouet est sensible dans les premiers ouvrages de son élève et lui nuisit beaucoup sous le rapport du coloris et du clair-obscur; toutefois il ne laissa pas d'y faire des progrès dans la suite et ses dernières productions laissent sous ce rapport beaucoup moins à désirer. Mais par quelles beautés éminentes ce grand peintre ne rachète-t-il pas ce qui peut lui manquer dans les parties les plus essentielles de l'art! Un génie élevé, la sagesse dans la composition et dans l'ordonnance, l'élégance du dessin, le naturel et la simplicité dans les attitudes et dans les airs de tête, un goût parfait dans l'ajustement des draperies, la noblesse, la grâce et la douceur de l'expression; enfin la franchise et la liberté de la touche dans ses peintures exécutées au premier coup; telles sont les qualités qui distinguent le talent de Lesueur et l'ont fait nommer à juste titre le Raphaël de la France.»
MICHEL-ANGE ET TITIEN
I
«Oui, Monsieur, que l'ignorance rabaisse tant qu'elle voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états: nous ne craindrons point de le dire à l'avantage des lettres, du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre, comme ceux de Monsieur votre frère (Pierre Corneille), quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ont laissés, ne fait point difficulté de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l'excellent poète et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir produit Auguste, ne se glorifie guère moins d'avoir produit Horace et Virgile. Ainsi lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les siècles à venir, Corneille prendra sa place parmi toutes merveilles10.»
Ce que Racine disait des poètes à propos de Corneille, ne peut-on pas, ne doit-on pas le dire, des grands artistes, de ceux-là surtout qu'on nomme des maîtres et dont les chefs-d'œuvre, sujet d'éternelle admiration pour la postérité, nous ravissent non pas seulement par les merveilles de l'exécution, mais par la grandeur de la conception, la majesté du sujet, la noblesse et la sublimité des pensées! Michel-Ange et Titien, pour le plus grand nombre de leurs œuvres, et, sauf quelques réserves que nous indiquerons avec sincérité, méritent entre tous cette louange et sont au rang des plus illustres.
La vie du Titien (Tiziano-Vecelli) né à Cador, dans le Frioul, en 1477, offre peu d'évènements; elle est surtout dans ses œuvres. On raconte que, tout enfant encore, sa vocation se révéla par une figure de la Vierge qu'il peignit sur une muraille, avec du jus d'herbes, à défaut de couleurs. Son père le surprit au milieu de ce travail dont l'exécution l'étonna et dit à l'enfant:
– Voudrais-tu donc être peintre par hasard? Il n'est pas besoin de dire la réponse du bambin, envoyé, dès l'âge de dix ans, à Venise où demeurait un de ses oncles qui le plaça d'abord chez Gentil Bellin, et ensuite chez Jean Bellin, plus célèbre que son frère. Titien étudia assez longtemps dans l'atelier de ce maître. Mais un jour, ayant vu certains tableaux de Giorgione remarquables par la liberté de la touche et surtout la magie du coloris, il voulut connaître cet artiste et se mit sous sa direction. Dès l'âge de dix-huit ans, Titien était devenu si habile que le Giorgione, craignant en lui un rival, par suite des préférences marquées d'un amateur, prit de l'ombrage, et ils durent se séparer.
Un Jugement de Salomon, peint à Vicence, et plusieurs tableaux exécutés pour l'église de Padoue, commencèrent à faire connaître Titien; aussi le Sénat, lors de son retour à Venise, n'hésita pas à lui confier l'achèvement, dans la grande salle du conseil, du travail commencé par Jean Bellin qui venait de mourir. Titien s'acquitta de cette tâche difficile avec un tel succès que le Sénat, outre le prix convenu, «lui donna, dit d'Argenville, un office de trois cents écus de revenu.»
Bientôt après, il fut appelé à Ferrare par le duc pour y terminer également les peintures commencées par Jean Bellin dans le palais, et le prince, prompt à apprécier son talent, lui fit faire, en outre, son portrait, celui de la duchesse sa femme, et d'autres tableaux. À la cour de Ferrare, Titien connut plusieurs personnages célèbres de l'Italie, entre autres l'Arioste, qui composa, à la louange du jeune peintre, des vers répétés bientôt par tous les échos de la Péninsule et dont Titien voulut le remercier en faisant son portrait.
Être peint par cette main déjà merveilleusement habile, c'était un honneur et un bonheur dont les souverains mêmes se montraient jaloux; successivement Titien fit les portraits du pape Paul III, pendant son séjour à Ferrare, du duc et de la duchesse d'Urbin, de François 1er, à son retour en France, de Soliman II empereur des Turcs; plus tard, ceux de l'empereur Charles Quint, en 1530, et de beaucoup de princes, cardinaux, seigneurs. Le portrait ne lui faisait pas négliger la partie la plus élevée de l'art. Il exécuta alors, entre autres grandes compositions, son fameux tableau de saint Pierre martyr, pour l'église Saint-Jean Saint-Paul des Dominicains. Après la mort du Giorgione, son ancien ami, il fut chargé de terminer plusieurs de ses tableaux, et l'on n'eut pas à le regretter: «Le Titien, dit d'Argenville, avait plus de finesse que ce peintre, et une plus grande recherche dans tous les accompagnements de ses ouvrages. Ses portraits sont inimitables… On pouvait regarder ses tableaux de près comme de loin. Son grand travail était caché par quelques touches hardies qu'il répandait partout ce qui trompe ceux qui veulent copier ses tableaux. Enfin, il ne travaillait que pour dissimuler les efforts du travail.»
Titien avait dans le caractère de la grandeur et de la générosité. Il se trouvait non loin de Parme, lorsqu'il apprit qu'il était question, pour je ne sais quels projets imaginés par certains architectes d'accord avec d'autres ignorants, de détruire la coupole peinte à l'intérieur par le Corrége. À cette nouvelle, plein d'indignation, il accourt, et par l'autorité de son talent et de sa position, empêche cet acte inouï de vandalisme en conservant à la postérité ce chef-d'œuvre que le temps par malheur n'a pas assez respecté.
Lors du séjour de Titien à Rome en 1543, Paul III, dont il fit de nouveau le portrait, voulut qu'il logeât au Belvédère; le pape fut très-satisfait de ce portrait, mais bien plus encore d'un Ecce Homo, et ne pouvant se lasser de le contempler, il le fit placer dans la chambre où il se tenait habituellement. Dans son admiration pour l'artiste, l'illustre Mécène eut la pensée d'élever son fils Pomponio à quelque haute dignité ecclésiastique, mais Titien s'y refusa:
«Non, très Saint-Père, je ne crois pas que telle soit
10
Jean Racine. —