Les Rues de Paris, tome troisième. Bouniol Bathild
soigneusement le sien… Je puis assurer à Votre Excellence que même Sa Sainteté me cause quelquefois ennui et chagrin en me demandant pourquoi je ne me laisse pas voir plus souvent… Alors je réponds à Sa Sainteté que j'aime mieux travailler pour elle à ma façon que de rester un jour entier en sa présence, comme tant d'autres.
« – Heureux Michel-Ange! m'écriai-je à ces mots, parmi tous les princes il n'y a que les papes qui sachent pardonner un tel péché.»
La conversation continua très intéressante sur ce sujet, mais la rapporter nous entraînerait trop loin. La marquise cependant ne perdait point de vue son but qui était d'amener la peintre à parler de son art: «Demanderai-je à Michel-Ange, dit-elle enfin à Lactance, qu'il éclaircisse mes doutes sur la peinture?
» – Que Votre Excellence, répondit Michel-Ange, me demande quelque chose qui soit digne de lui être offert, elle sera obéie.
» – Je désire beaucoup savoir, reprit en souriant la marquise, ce que vous pensez de la peinture de Flandre?
» – Cette peinture, reprit Michel-Ange, semblera belle surtout à ceux qui sont sourds à la véritable harmonie. En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue extérieure, soit des objets qui vous charment, soit des objets dont vous ne puissiez dire du mal, tels que des saints et des prophètes. D'ordinaire, ce sont des chiffons, des masures, des champs très verts ombragés d'arbres, des rivières et des ponts, ce que l'on appelle paysages et beaucoup de figures par-ci par-là; quoique cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité, il n'y a là ni raison ni art, point de symétrie, point de proportions, nul soin dans le choix, nulle grandeur; enfin cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pourtant on peint plus mal ailleurs qu'en Flandre. Si je dis tant de mal de la peinture flamande (celle de l'époque) ce n'est pas qu'elle soit entièrement mauvaise, mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, dont une seule suffirait par son importance, qu'elle n'en fait aucune d'une manière satisfaisante. C'est seulement aux ouvrages qui se font en Italie que l'on peut donner le nom de vraie peinture. Et c'est pour cela que la bonne peinture est appelée italienne. La bonne peinture est noble et dévote par elle-même, car chez les sages rien n'élève plus l'âme et ne la porte davantage à la dévotion que la difficulté de la perfection qui s'approche de Dieu et qui s'unit à lui: Or, la bonne peinture n'est qu'une copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, enfin une musique, une mélodie, et il n'y a qu'une intelligence très vive qui en puisse sentir la grande difficulté; c'est pourquoi elle est si rare que peu de gens y peuvent atteindre et savent le produire.»
À ces paroles si vraies, les dernières surtout, de Michel-Ange, on ne peut qu'applaudir, comme firent ses auditeurs, maître François de Hollande et le docte Lactance qui dit entre autres choses: «Sachez, maître François, que celui qui ne comprend et qui n'estime pas la très noble peinture, agit ainsi par son propre défaut: la faute n'en est pas à l'art si illustre et si grand. Il agit ainsi parce qu'il est barbare et privé du jugement de la plus noble partie de l'intelligence humaine.»
« – Quel homme vertueux et sage en effet, ajouta la marquise, n'accordera toute sa vénération aux contemplations spirituelles et dévotes de la sainte peinture? Le temps manquerait, je crois, plutôt que la matière pour les louanges de cette vertu. Elle rappelle la gaîté chez le mélancolique, la connaissance de la misère humaine chez le dissipé et l'exalté; elle réveille la componction chez l'obstiné, guide le mondain à la pénitence, le contemplatif à la méditation, à la crainte et au repentir. Elle nous représente les tourments et les dangers de l'enfer, et autant qu'il est possible, la gloire et la paix des bienheureux et l'incompréhensible image du Seigneur Dieu. Elle nous fait voir bien mieux que de toute autre manière la modestie des saints, la constance des martyrs, la pureté des vierges, la beauté des anges et l'amour de charité dont brûlent les séraphins. Elle élève et transporte notre esprit et notre âme au-delà des étoiles et nous fait contempler l'éternel empire. Elle nous rend présents les hommes célèbres qui depuis longtemps n'existent plus et dont les ossements même ont disparu de la face de la terre. Elle nous invite à les imiter dans leurs hauts faits en même temps qu'elle offre à la vue leurs pensées, leurs plaisirs et leurs dangers dans les batailles, ainsi que leur piété, leurs mœurs et leurs grandes actions… La peinture ne s'arrête point là: si nous désirons voir et connaître l'homme que ses actions ont rendu célèbre, elle nous en montre l'image. Elle nous présente celle de la beauté dont un grand nombre de lieues nous séparent, chose que Pline tient pour très-grande. La veuve affligée retrouve des consolations dans la vue journalière de l'image de son mari; les jeunes orphelins sont satisfaits, une fois devenus hommes, de connaître les traits d'un père chéri et son image leur inspire le respect et les bons sentiments.»
La marquise se tut alors émue jusqu'aux larmes, et Michel-Ange s'inclina en signe d'assentiment, car ce langage d'une femme pour laquelle sa vénération était profonde, exprimait admirablement sa propre pensée. Dans le troisième entretien, Michel-Ange dit entre autres choses: «La gravité et la décence sont d'une grande importance dans la peinture. Bien peu de peintres s'efforcent de s'approprier ces qualités; aussi parmi eux y en a-t-il beaucoup qui n'ont d'artiste que le nom. Ceux qui estiment ces qualités sont seuls vraiment grands.»
Parlant ensuite des sujets religieux, il dit: «Cette entreprise est si grande qu'il ne suffit pas pour imiter en quelque partie l'image vénérable de Notre-Seigneur qu'un maître soit grand et habile, je soutiens qu'il lui est nécessaire d'avoir de bonnes mœurs ou même, s'il était possible, d'être saint afin que le Saint-Esprit puisse inspirer son entendement… Si Dieu voulut que l'arche de la sainte loi fût bien décorée et bien peinte, avec combien plus de réflexion et d'étude doit-on chercher à imiter sa divine figure et celle de son fils Notre-Seigneur, ou la résignation, la chasteté, la beauté de la glorieuse Vierge-Marie retracée par saint Luc l'Évangéliste… Souvent les images mal peintes causent de la distraction et font perdre la dévotion. Celles au contraire qui sont peintes parfaitement excitent à la contemplation et aux larmes jusqu'aux moins dévots en leur inspirant la vénération et la crainte par la gravité de leur aspect.»
IV
Après avoir lu ces admirables pages, on s'étonnera davantage sans doute des étrangetés du jugement dernier, mais bien plus encore que Michel-Ange ait pu peindre cette Léda, destinée d'abord au duc de Ferrare, mais qui, donnée par l'artiste à son élève Memmi, passa en France et fut achetée par François Ier. «Elle fut transportée à Fontainebleau sous Louis XIII, dit d'Argenville; M. du Noyer, ministre d'état, fit brûler dans la suite cette peinture à cause de son caractère trop libre. Un cardinal en a fait autant en jetant au feu des peintures un peu lascives: «Pereant tabulæ, dit-il, ne pereant animæ! Périssent les tableaux plutôt que les âmes.» D'une note de Mariette il résulterait que cette œuvre n'avait point été détruite, mais qu'elle subit des retranchements.
Quoique d'ailleurs prétendent messieurs les biographes et les critiques, prompts à railler M. du Noyer de ses scrupules, il est impossible qu'avec un tel sujet Michel-Ange pût faire un tableau exempt de tout blâme au point de vue de la morale, et dont plus tard l'artiste, éclairé par la réflexion, n'ait pas ressenti quelques remords. Quand plusieurs années après l'époque dont nous parlions plus haut (celle des entretiens avec Maître François de Hollande), il fut éprouvé par de si cruelles douleurs, ne dut-il pas voir là une expiation?
Vittoria Colonna, «si belle et honnête dame, dit Brantôme dans la vie du marquis de Pescara, qu'elle fut de son temps estimée une perle en toutes vertus et beautés», n'était pas moins remarquable par la distinction de son esprit dont témoignent ses poésies. Michel-Ange, quoiqu'il l'eût connue tardivement, l'aima d'une affection profonde, qui s'exaltait par le respect même et la vénération.
L'illustre artiste, comme on l'a vu, avait toujours vécu «seul comme le bourreau», disait un peu durement Raphaël. Déjà presque sexagénaire, célèbre entre tous et rassasié de gloire pour ainsi dire, il n'était plus autant tourmenté de cette fièvre de produire qui le dévorait autrefois. Il semble même qu'à cette époque il ait jeté un regard mélancolique sur la carrière parcourue, et que la solitude pour lui perdit de son attrait. Peut-être souffrit-il un peu tardivement de ce regret si fatal de nos jours