Les Rues de Paris, tome troisième. Bouniol Bathild
temps de là, il reçut, dans son atelier, la visite de Henri III, nommé roi de Pologne, qui lui demanda le prix de tableaux qu'il avait fort admirés.
– Sire, ils sont à vous! dit l'artiste, veuillez les accepter comme un petit présent du peintre.
Le roi remercia et fit emporter les toiles, mais, comme on le pense bien, sut dédommager l'artiste.
Titien, auquel son talent avait donné tout à la fois la gloire et la fortune, ne cessa de travailler même lorsque l'âge semblait lui conseiller le repos. On rapporte que, soit que sa vue ou son intelligence eut faibli, à cette époque, il eut la malheureuse idée de retoucher plusieurs tableaux de son meilleur temps et qu'il jugeait, bien à tort, peu dignes de son génie. Quelques-uns en souffrirent; par bonheur, ses élèves, avertis par cette expérience, mêlèrent aux couleurs de l'huile d'olive qui ne sèche point. Puis, le maître sorti, ils effaçaient avec une éponge toute trace du nouveau et malencontreux travail.
Titien, qui pendant de longues années avait eu ce rare bonheur d'une santé presque parfaite, avait atteint l'âge de 99 ans lorsque la peste éclata à Venise, et il fut une des victimes. Quoique, à cause du fléau qui sévissait cruellement, on eût interdit toutes les cérémonies funèbres, le Sénat ordonna qu'il serait fait une exception pour l'illustre artiste, honoré de magnifiques funérailles dans l'église Dei Frari (1575).
«Le Titien n'a été étranger à aucun genre: son talent varié les embrassa tous, et il brilla tour à tour dans les sujets sacrés, profanes, mythologiques et champêtres. Sévère dans le choix des figures, il ne le fut pas moins pour les détails; dans ses compositions rien n'est inutile et tout paraît nécessaire. On n'oserait supprimer les moindres accessoires sans craindre de détruire l'harmonie de l'ensemble. Peintre inimitable de la nature, il a excellé surtout à exprimer les nuances les plus délicates, les sentiments les plus opposés. C'est le même pinceau qui a imprimé l'horreur de la mort sur le visage de saint Pierre martyr, la résignation sur le front du Sauveur, la pudeur dans la Vierge, la honte dans Caliste, l'innocence dans les anges, la volupté dans Vénus, la douleur dans Marie, l'ivresse dans les bacchanales. Il ne se bornait pas à bien saisir le caractère d'une passion; il la nuançait de plusieurs manières en marquant, pour ainsi dire, les degrés de souffrance de chacun des principaux acteurs. Dans la Déposition du Christ au tombeau, par exemple, tout le monde est frappé de douleur; mais l'on voit la Vierge souffrir plus que la Madeleine et saint Jean, qui sont à leur tour plus accablés que Joseph et Nicodème.»
Ce jugement, porté sur le Titien par un critique distingué11 qui n'est que l'écho de beaucoup d'autres, ne saurait être adopté sans restriction, et malgré notre admiration enthousiaste pour le génie du grand artiste, au premier rang dans l'École Vénitienne, nous oserons dire qu'il y a peut-être ici exagération dans la louange. Le talent du Titien n'est point aussi complet et surtout aussi constamment égal que l'affirme le critique. La composition chez lui parfois se sent de la hâte du travail, et n'en déplaise au panégyriste, on pourrait ajouter ou retrancher sans inconvénient. Si les expressions parfois sont heureuses, sont admirables, d'autres fois aussi elles semblent banales, et certains personnages, venus au hasard du pinceau, ne sont guère que des comparses et n'ont point été assurément étudiés d'après nature. Le relief laisse peu à désirer de même que le modelé pour lequel Titien, si merveilleux dans la fonte des couleurs et le maniement du pinceau, se montre souvent incomparable. Le dessin parfois pourrait être plus sévère encore qu'on doive trouver exorbitante cette parole prêtée peut-être à Michel-Ange à la vue de la Danaé:
– Quel dommage qu'à Venise on n'apprenne pas à bien dessiner! Si le Titien était secondé par l'art comme il a été favorisé par la nature, personne au monde ne ferait si vite ni mieux.
Ce jugement excessif est d'un homme de parti pris qui ne voyait l'art qu'à un point de vue restreint sinon personnel. Le fait est que Titien, auquel on peut reprocher des négligences, des lacunes, par suite de la rapidité du travail, n'est pas, tant s'en faut, un médiocre dessinateur. Il a, quand son pinceau se surveille, la suprême élégance des formes, la pureté de la ligne, la grâce et la vérité des attitudes, la morbidesse des chairs, la finesse et la délicatesse extrême du modelé unies à une fermeté de contours et à une franchise de tons qu'on trouverait difficilement ailleurs. Il jette magnifiquement ses draperies témoin sa descente au Tombeau, pour moi son chef-d'œuvre parmi les tableaux du maître que nous possédons au Louvre. La composition est superbe, unissant grandeur et simplicité. Quelle noblesse dans les personnages, le saint Jean, la Madeleine, le saint Pierre, dont les figures pathétiques nous remuent si profondément, nous saisissent si fortement que l'émotion ne permet pas de s'apercevoir que la tête du Christ, perdue dans l'ombre, est la moins belle de toutes et ne rayonne point de ce grand et divin caractère qui devrait la transfigurer. Ce n'est pas impunément, quoiqu'on ait dit, que, par une erreur qui fut trop celle de son temps et d'autres temps, Titien traita, tour à tour et souvent à la fois, des sujets divers et opposés, sacrés et profanes.
Il ne me paraît pas du tout prouvé d'ailleurs qu'en général l'artiste réussît aussi bien les sujets tirés des Évangiles ou de l'Ancien Testament que ceux empruntés à la mythologie, j'entends au point de vue des expressions et de l'impression produite par le tableau. Que l'on compare par exemple, au Louvre, sa sainte Famille avec la Nymphe et le Satyre, et l'on verra combien celui-ci l'emporte sous le rapport de l'art, j'entends d'un art qui brille surtout par la perfection extérieure. Mais où peut-être Titien est supérieur encore, du moins pour les toiles que nous possédons au Louvre, c'est dans ses portraits qui le disputent aux plus admirables toiles de Van Dyck même, par la noblesse, la fierté des attitudes, le relief puissant, le modelé merveilleux, et surpassent peut-être le peintre de Charles Ier pour la solidité des tons. Aussi je suis tout à fait de l'avis de M. des Angelis quand il dit: «C'est beaucoup sans doute de retracer fidèlement la physionomie d'un homme; mais c'est bien un autre mérite de laisser sur ses traits l'empreinte ineffaçable de ses vertus et de ses vices. À toutes ces qualités plus que suffisantes pour constituer le grand peintre, Titien réunit celle d'être le premier coloriste de l'Italie. C'est en vain qu'on a examiné, qu'on a sacrifié même quelques-uns de ses tableaux pour surprendre son secret; il demeure caché sous l'éclat des couleurs et l'œil le plus exercé se flatterait en vain de suivre les traces d'un pinceau dont on ne peut assez admirer les prodiges.»
On comprend, en contemplant tel de ces chefs-d'œuvre, l'admiration des contemporains et en particulier de l'empereur Charles-Quint pour le grand artiste. En vérité je me sens de l'estime et presque de la sympathie pour cet illustre ambitieux, l'opiniâtre ennemi de la France, mais qui, glorieux Mécène, savait si magnifiquement honorer, récompenser le génie. On sait que, non content de prodiguer au Titien l'or et les pensions, en public, à la promenade, à cheval, il lui cédait toujours la droite, et comme certains courtisans paraissaient s'en étonner, il leur dit:
– Je puis bien créer un duc; mais où trouverai-je un second Titien?
Et un autre jour, l'artiste, grimpé sur son échelle, ayant laissé échapper son pinceau, le prince le ramassa et le lui rendit en disant:
– Titien mérite d'être servi par un Empereur.
D'Argenville, selon son habitude, dans son étude sur Titien mêle à sa prose quelques rimes, je n'ose dire, de la poésie en l'honneur du maître. Or, la pièce se termine par ces deux vers:
Heureux si son pinceau plus sage
N'eût blessé la pudeur par trop de liberté.
Et ce reproche qui fait honneur à la sincérité de d'Argenville, Titien l'a mérité. Pendant son séjour à la cour de Ferrare, l'artiste, connut, avec l'Arioste, le trop fameux Arétin dont le nom seul est une injure, et pour lequel déjà, Jules Romain, entraîné à illustrer, je ne sais quel poème immonde, avait souillé ses crayons. Sa liaison, quoique passagère avec ce détestable génie, fut-elle aussi fatale au Vénitien, en poussant son pinceau à de fâcheux écarts? Ou Titien, par une illusion, qui alors comme aujourd'hui trompa trop d'artistes, crut-il, par l'habitude de vivre dans un certain milieu, que les témérités du pinceau s'emportant jusqu'à la licence,
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Taillasson,