Les Rues de Paris, tome troisième. Bouniol Bathild
qu'un peintre d'Athènes ou de Corinthe, au temps où fleurissait le culte de Venus d'Amathonte, n'eut pas désavouées! Fussent-elles de cette époque de la vie de l'artiste qu'un moraliste a appelées «la fièvre de la raison», il ne faut pas songer à les excuser, et lui-même sans doute, dans le recueillement des dernières années, les aura regrettées.
II
Mais voici qui semble plus extraordinaire et qui prouve que les princes de l'art, ces autres demi-dieux de la terre, auxquels la toute puissance du génie conquiert une royauté plus enviable sans doute que l'autre, eux aussi sont exposés à de formidables tentations dans cette atmosphère enivrante où ils vivent, fatigués d'hommages, de louanges, d'adulations incessantes. Ce reproche, que l'honnête d'Argenville ne peut s'empêcher d'adresser au Titien, son illustre contemporain, Michel-Ange pouvait en prendre sa part, Michel-Ange qui cependant, par la gravité de son caractère et la sévérité de ses mœurs, semblait devoir rester étranger toujours à ces écarts. D'après le témoignage de Milizia, critique peu sympathique au grand Florentin: «Michel-Ange n'était pas seulement désintéressé, dédaigneux des vains honneurs comme de l'argent, mais aussi frugal, austère, dur à lui-même comme aux autres et, s'il eût vécu dans les temps antiques, on l'eût glorifié comme un stoïcien modèle… Il vivait solitaire, fuyant la société des grands d'autant plus empressés à le rechercher, comme celle des artistes.»
Tous les contemporains, biographes et autres, rendent hommage, et en termes bien plus accentués, au caractère sérieux de Michel-Ange que l'art seul préoccupait dès la première jeunesse et qui répondait plus tard à un ami s'étonnant qu'il ne se fût pas marié: «J'ai une femme de trop qui m'a toujours persécuté, c'est mon art et mes ouvrages sont mes enfants.»
«J'ai souvent entendu Michel-Ange raisonner et discourir sur l'amour, dit Condivi12 et j'ai appris des personnes présentes qu'il n'en parlait pas autrement que d'après ce qu'on en lit dans Platon. Je ne sais pas ce qu'en dit Platon (ignorant le grec), mais je sais bien que j'ai beaucoup connu Michel-Ange et je n'ai jamais entendu sortir de sa bouche que des paroles très-honnêtes et capables de contenir les désirs déréglés qui naissent chez les jeunes gens.» Michel-Ange, ce qui est certain, n'oublia jamais l'éducation forte et saine de sa jeunesse et les principes que, dès le berceau, lui avait inculqué une famille chrétienne.
Né le 6 mars 1475, près d'Arezzo, dans le Valentino, il eut pour père Léonardo Buonarroti Simoni, alors podestat de Castello di Chiusi et Caprese. Bien différent du père de Vecelli, Léonardo, destinant son fils aux sciences et aux lettres, l'envoya tout enfant à l'école de grammaire que tenait à Florence Francisco de Urbino, et il ne voyait pas sans un profond déplaisir le peu de progrès que faisait dans cette étude Michel-Ange moins paresseux pour le dessin; car, toujours armé d'un crayon, il employait tout le temps des récréations à illustrer ses livres ou les murs de la maison paternelle. «Ses premiers essais, dit M. Ch. Clément, existaient encore au milieu du XVIIIe siècle, et Gori raconte que le cavalier Buonarroti, descendant de l'oncle de Michel-Ange, lui montra une de ces esquisses entre autres, dessinée au crayon noir sur le mur d'un escalier de la Villa de Seltignano, représentant un homme, le bras droit élevé, la tête renversée, d'un dessin ferme et vivant, qui dénotait toute la précocité du génie de l'enfant13.»
Le père ne s'obstinait pas moins à contrarier cette vocation et pour cela ne s'abstenait ni des remontrances, ni des reproches, ni même des coups: «Plus d'une fois, dit Condivi, à cette époque il fut grondé et terriblement battu.» Mais l'enfant avait déjà ce vouloir indomptable, et cette ténacité dont plus tard l'homme fait donnera tant d'exemples, et le père, vaincu par sa persévérance, se résigna. Il plaça Michel-Ange dans l'atelier de Ghirlandajo, chargé de la décoration de Santa-Maria Novella, et les progrès de l'élève furent si rapides qu'adolescent encore, il exécuta deux tableaux, l'un original et l'autre copie, qui attirèrent l'attention de Laurent de Médicis, dit le Magnifique. Celui-ci, par la protection généreuse et intelligente qu'il accordait aux arts, aux lettres et aux sciences, par sa libéralité, ses bienfaits en tout genre, faisait oublier aux Florentins que la république n'existait plus que de nom. Devinant, avec son goût passionné pour les arts, le génie de Michel-Ange, il l'admit à sa table et le donna pour compagnon à ses fils en lui laissant d'ailleurs toute facilité pour le travail. Michel-Ange en profita, car dès lors, prenant goût à la sculpture, il exécuta le bas-relief des Centaures et la Madone qu'on voit à Florence. Dans le même temps, il copiait les fresques de Masaccio, dans l'église del Carmine, et étudiait avec passion l'anatomie dans l'hôpital de Santo-Spiritu dont le prieur lui avait ouvert l'entrée. Par ces continuels efforts, ses progrès furent tels qu'ils excitèrent la jalousie de ses camarades, et l'un d'eux, le brutal Torrigiano, dans une discussion, lui asséna sur la figure un coup de poing dont Michel-Ange eut le nez presque écrasé et garda la marque toute sa vie.
La protection de Laurent de Médicis n'en fut que plus empressée pour le jeune artiste; par malheur, au bout de trois années, une brusque mort priva de son Mécène Buonarroti attaché sincèrement, profondément au prince «et qui resta plusieurs jours sans pouvoir travailler tant il était affligé», dit Condivi. Pour faire diversion à son chagrin, Michel-Ange alla passer quelques mois dans sa famille, d'où il se rendit à Venise et à Bologne et dans ces deux villes il séjourna un certain temps aussi. Il revint an bout d'une année à Florence gouvernée par Pierre François de Médicis, fils aîné de Laurent, qui lui fit le meilleur accueil. C'est alors que l'artiste exécuta le Cupidon dormant qui fit tant de bruit et dont l'histoire singulière a été bien des fois racontée. Laurent, fils de Pierre-François de Médicis, ayant vu cette statue, la trouva si parfaite qu'il donna le conseil à Michel-Ange de l'envoyer à Rome et de la faire enterrer dans une vigne qu'on devait fouiller, et où, la découvrant, on la prendrait certainement pour un antique, ce qui lui donnerait une tout autre valeur. La chose arriva comme il l'avait prévu; la statue, après quelques mois, fut déterrée; les connaisseurs avertis s'empressèrent d'accourir et proclamèrent à l'envi, dans leur admiration, ce morceau, une œuvre des plus remarquables, un chef-d'œuvre de Phidias peut-être. Le cardinal de saint Georges, un des plus animés, l'acheta au prix de deux cents écus romains.
On doutait d'autant moins de l'origine ancienne de la statue qu'il lui manquait un bras, cassé adroitement naguère par Michel-Ange. Celui-ci, instruit de ce qui se passait à Rome, s'y rendit et se fit reconnaître pour le véritable auteur de Cupidon dormant au moyen du bras qu'il apportait et qui s'adaptait parfaitement à la fracture. Cette aventure accrut beaucoup sa réputation et le cardinal de Saint-Georges lui-même, loin de lui garder rancune, voulut lui donner l'hospitalité dans son palais où Michel-Ange demeura toute une année. Il resta quatre autres années (de 1496 à 1501) dans la ville pour l'exécution de diverses commandes. On cite de lui à cette époque le Bacchus, l'Amour du musée de Kemington, l'Adonis des Offices de Florence et surtout la fameuse Pietà aujourd'hui dans l'église Saint-Pierre.
Après cette longue absence, Michel-Ange revint à Florence, où il ne retrouva plus les Médicis qu'une révolution en avait chassés. L'artiste n'en était pas moins sûr d'un favorable accueil de la part de ses concitoyens; car il venait, d'après l'invitation de quelques-uns des plus notables d'entre eux, pour l'exécution du colossal David qu'on voit sur une des places de Florence. Le gonfalonier Soderini, un bourgeois gonflé de son importance, «étant venu le voir travailler pendant qu'il faisait quelques retouches, et s'étant avisé de critiquer le nez du David qu'il trouvait trop gros, l'artiste se permit de le railler cruellement. Il monta sur son échafaud, après avoir ramassé un peu de poussière de marbre, qu'il laissa tomber sur son critique pendant qu'il faisait semblant de corriger le nez avec son ciseau; puis se tournant vers le gonfalonier, il lui dit:
«Eh bien? qu'en pensez-vous maintenant?
« – Admirable! répondit Soderini, vous lui avez donné la vie.
«Michel-Ange descendit de l'échafaud en riant de ce magistrat «semblable à tant d'autres doctes connaisseurs qui parlent sans savoir ce qu'ils disent14.»
À
12
Vita de Michel-Angelo Buonarroti.
13
Ch. Clément:
14
Ch. Clément, d'après Condivi.