Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,

Les français au pôle Nord - Boussenard Louis,


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plus qu'elle ne laisse aucun espoir d'explorer une aire étendue, et que, en toutes circonstances, les découvertes accessoires en géologie, en botanique, en ethnologie, en géodésie ne sauraient être opérées.

      «Voyez-vous, docteur, les faits sont là!

      «Pensez donc que depuis cent vingt ans, les Russes, les Suédois, les Hollandais et les Anglais se sont heurtés constamment à une difficulté matérielle ne laissant pour ainsi dire aucun espoir.

      «Jugez-en plutôt.

      «En 1764, Vassili Tchitchakoff est brutalement arrêté par les glaces par 80° 26′. En 1773, les Anglais Phipps et Lutwidge, ayant à bord un volontaire qui devint notre ennemi acharné, Nelson, atteignirent 80° 30′. Puis, ce fut Buchan qui en 1818 arrive à 80°… Clavering et Sabine, immobilisés comme Phipps et Lutwidge à 80° 30′… Parry, incapable, en 1829, de dépasser 79° 33′.

      «Exceptionnellement, les Suédois atteignent en 1868 la latitude 81° 42′. Mais cette même année, l'Allemand Karl Koldeway, commandant la Germania, s'arrête à 81° 5′, et en 1870 est pris dans les glaces par 77° 1′.

      «Vous citerai-je enfin Leigh-Smith arrivant en 1871 à 81° 24′, alors que Scoresby, en 1806, montait à 81° 30′? Et l'échec du lieutenant suédois Palander… et celui plus récent de Leigh-Smith, qui par trois fois lutte en désespéré pour revenir vaincu?.. Et cette terrible campagne du Tégetthoff commandé par des hommes comme le capitaine autrichien Weyprecht et l'intrépide lieutenant Payer! Un désastre, docteur… un désastre qui se termine par la perte du navire, sans autre résultat que de pouvoir dresser un cairn par 79° 61′.

      «Donc, impossibilité reconnue, du moins jusqu'à présent, de s'élever plus haut que les Suédois en 1871.

      – Cet historique est singulièrement éloquent, répond le docteur, et je comprends que vous n'ayez pas hésité…

      – A choisir l'autre voie.

      «Par le détroit de Smith, on a du moins la presque assurance d'atteindre les Eaux du Nord, impitoyablement barrées du côté du Spitzberg.

      «C'est là un immense avantage, puisqu'on peut toujours ainsi s'élever de plusieurs degrés au Nord.

      «Je ne vous ferai pas l'énumération des expéditions polaires entreprises de ce côté.

      «Nous aurons occasion d'en parler au fur et à mesure que nous avancerons.

      «Je vous dirai seulement comment je compte procéder, sauf modifications, suivant les exigences du moment.

      «Vous savez que l'Eau du Nord s'étend, depuis la baie de Pond sur la côte occidentale, et s'en va vers le Nord-Ouest jusqu'au cap York.

      – Parfaitement, capitaine, et les variations de ces eaux libres sont insignifiantes.

      – Vous savez également qu'il y a, pour atteindre l'Eau du Nord, trois routes à travers la Glace du Milieu qui la borde au Midi.

      «La première est celle que les baleiniers ont appelée le Passage du Nord. Il longe la côte du Groenland, et c'est, dit-on, le plus sûr.

      «La seconde passe se trouve au centre de la baie, dans la masse en dérive. On l'appelle pour cette raison le Passage du Milieu. On ne doit le tenter que plus tard, quand on peut raisonnablement croire que les glaces de la baie de Melville sont brisées. La troisième enfin, appelée Passage du Sud, est le long de la côte Ouest de la baie de Baffin. On ne peut la franchir que plus tard encore, vers la fin de l'été, ou quand les vents du Sud ont longtemps soufflé.

      «Puisque le Passage du Nord est plus sûr, je l'ai choisi, bien qu'il semble plus long, pour des voiliers s'entend.

      «Chose indifférente pour nous qui montons un vapeur.

      «Il fallait, autrefois, vingt-cinq jours pour franchir la baie de Melville, ce que fit le premier, en 1616, le vieux Baffin dans un rafiot de cinquante-cinq tonneaux.

      «En 1874, la flotte à vapeur des baleiniers anglais mit deux jours.

      «Comme la saison est peu avancée, peut-être serons-nous plus longtemps.

      «Peu importe, d'ailleurs… l'essentiel est de passer, et nous passerons!.. dussé-je user sur les packs l'éperon d'acier de la Gallia.

      – Parbleu! répond le docteur qui, depuis la première attaque, ne doute plus de rien.

      – Du reste, continue le capitaine, les glaces de la baie de Melville sont moins redoutables que je ne le croyais.

      «Elles sont également plus légères que celles du Spitzberg où elles atteignent jusqu'à sept ou huit mètres d'épaisseur.

      «Elles n'ont guère ici que deux mètres… Ce qui d'ailleurs suffit à mon ambition.

      – Mais, capitaine, il me vient une idée, à propos du grand Pack du Spitzberg qui empêche les explorateurs de dépasser 80°.

      – Dites, mon cher docteur.

      – La route que nous suivons est la meilleure, je n'en disconviens pas; et pourtant, depuis près de soixante ans, malgré les plus vaillants efforts, on n'a même pas réussi à gagner un degré, c'est-à-dire, depuis Edouard Parry qui fut contraint de s'arrêter par 82° 45′.

      – Sans doute; mais du moins les navires peuvent s'avancer beaucoup plus loin, comme le Polaris de l'Américain Hall qui, en 1871, put hiverner par 82° 16′, en un point que nul autre bâtiment n'avait jamais atteint.

      «On est en droit de se demander jusqu'où fût allé, en traîneau, un homme de la trempe de Hall, quand la pusillanimité de son équipage et de son second Sydney Buddington le forcèrent à rétrograder.

      «La voie du Nord n'était-elle pas ouverte aux traîneaux dont Hall appréciait si vivement les services?

      «Voyez-vous, docteur, il est essentiel d'hiverner le plus loin possible dans la direction du Pôle, comme le comprit si bien sir Georges Nares qui put amener son navire, l'Alert en face le cap Sheridan, et 8′ plus loin que Hall conduisit le Polaris, c'est-à-dire par 82° 24′.

      «De cette latitude élevée, le second du capitaine G. Nares, l'intrépide lieutenant Markham, put piquer en traîneau droit au Nord et arriver, le 12 mai 1876, après une marche terrible de trente-neuf jours, à 83° 20′, là où jamais voyageur n'avait posé le pied.

      «C'est ce qu'avait également senti le lieutenant américain Greely dont l'expédition, si féconde en résultats de toute sorte, fut malheureusement frappée de revers affreux.

      «N'ayant pas de navire à lui, Greely se fit conduire avec ses hommes et son matériel, par le vapeur Proteus, jusqu'à la baie de la Discovery, ainsi nommée en souvenir de l'hivernage du second navire de sir Georges Nares.

      «Puis Greely, s'installa bravement avec son personnel par 81° 44′ pendant que le Proteus retournait en Amérique avec promesse de revenir, au bout de trois ans, chercher l'expédition.

      «S'étant ainsi condamné à un exil volontaire de trente-six mois, le vaillant officier fit bâtir Fort Conger, pour les besoins de l'hivernage, et attendit patiemment la saison de 1881 pour commencer les explorations.

      «Secondé par des hommes admirables, votre collègue, notre infortuné compatriote, le docteur Pavy, et surtout l'héroïque lieutenant Lockwood, et des sous-officiers de son régiment, le Signal-Corps, on peut dire qu'il accomplit des merveilles.

      «C'est ainsi, notamment, que Lockwood put arriver, en traîneau, jusqu'à 83° 23′, dépassant de 3′ le lieutenant Markham, en enlevant aux Anglais une victoire si chèrement conquise sur tous leurs devanciers.

      «Par malheur, Lockwood, qui n'était pas à bout de vivres et moins encore d'énergie, fut arrêté par les eaux libres.

      «Là, où sir Georges Nares avait trouvé les blocs informes et monstrueux, s'étendant à perte de vue sur les flots invisibles d'une mer qu'il croyait à jamais emprisonnée, au point qu'il lui donna le nom d'océan


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