Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,

Les français au pôle Nord - Boussenard Louis,


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la tonalité retentissante des mots expectorés avec un accent de terroir tout particulier, on reconnaît une voix provençale, et du bon cru.

      «Millé Diou dé tron dé l'air… dé tonnerre… dé cent mille milliasses dé dious!..

      «Zé n'ai plus qu'à mé pendre… Zé suis fiçu… flammbé… déshônôré…

      «Qu'on mé flannnque à la fôôsse aux lîîonss… qu'on mé donne la cale sèche…»

      Et un grand gaillard, barbu jusqu'aux yeux, s'élance du panneau en gesticulant, menaçant d'arracher de ses doigts crispés les touffes noires qui se tordent à ses joues et à son menton.

      L'irruption de cet homme hagard, tragique, affolé, dont les habits disparaissent sous un enduit poisseux d'où s'exhale une violente senteur d'ail et de barigoule, est tellement baroque dans sa dramatique exubérance, que le docteur ne peut comprimer un fou rire, et que le capitaine, malgré son habituelle gravité, partage cette hilarité.

      «Eh bien! Dumas, qu'y a-t-il donc? mon garçon, dit-il au désespéré.

      – Capitaine… il y a… qu'il y a que vous allez me faire flanquer aux fers.

      – Il ne s'agit pas de cela, mais de déjeuner.

      – Eh!.. bou Diou!.. le dézeuner… c'est zustement la çose… dont pour laquelle ze devrais me périr.

      – Mais, pourquoi?

      – Capitaine! il n'y a pas de dézeuner pour l'état-major!

      – Bah! et qu'est-il devenu?

      – La sauce, il est dans ma barbe… sur ma vareuse… sur mon pantalon… voyez!.. la sauce, il pleut de mes vêtements…

      «Il y en a partout dans la cuisine… avec les morceaux de bœuf en dôbe… de poisson… la mayonnaise il est dans le çarbon… les assiettes, ils se promènent en tessons… ma cuisine, il est comme s'il y aurait eu tremblement de terre… la pôvre!

      «C'est un fracas, une misère… un tremblement de damnation…

      – Voyons, comment est survenue cette… catastrophe, interrompit enfin le capitaine qui réussit à endiguer ce torrent de lamentations.

      – Capitaine, quand le navire il s'est lancé sur la glace, mes plats, mes assiettes, mes casseroles, ils n'étaient pas saisis…

      «Pour lors, la violence du çoc il a tout jeté en pagale dans la cuisine.

      «Tout est cassé, démoli, que c'est un çambardement où un calfat ne se retrouverait pas!

      – Ce n'est que cela! continue le capitaine en souriant, console-toi, mon garçon, et va changer de vêtements.

      «Nous déjeunerons avec des conserves sans sauce, et avec non moins d'appétit.

      «Tu as un quart d'heure pour te nettoyer.»

      Le docteur et le capitaine venaient de descendre au carré, sans s'arrêter aux protestations du pauvre diable qui se croyait réellement coupable de négligence, quand maître Plume-au-Vent dont le quart finissait à la machine, se trouva face à face avec le cuisinier dont le désespoir était encore houleux.

      «Té vé!.. mossieu Dumasse… qu'avez-vous donc?

      – Rienne.

      – … Et comme vous sentez bon la cuisine chic, mossieu Dumasse…

      «Ma parole, vous embaumez comme le soupirail d'un sous-sol de restaurant.

      – Qué que ça te fait, à toi, mauvais plaisant!

      – Ça me fait et beaucoup, mossieu Dumasse, car je suis très gourmand et j'aurais en conséquence une proposition à vous faire.

      – Té! faudrait voir, dit le Provençal soupçonneux, flairant peut-être une mystification.

      – Voici: Le capitaine t'a dit d'aller enlever ta tenue de travail imbibée d'un décalitre de bonne sauce.

      – Après?

      – Va donc tremper ta défroque dans la marmite de l'équipage…

      «Ce que ça corsera notre bouillon et lui donnera un montant!..

      – Ah! Parisien de malheur!.. ze te revaudrai ça en bloc.

      – Tu refuses?.. à ton idée, mon vieux Vatel!

      – Coquine de Diou!.. tu m'appelles… attends un peu!

      – Vatel!.. un défunt grand cuisinier, à ce qu'on dit.

      «C'est décidé: tu refuses la petite friandise aux camarades?

      – Prends garde, mouçeron!

      – Faut pourtant pas laisser perdre ce nanan…

      «Fais-en profiter au moins les chiens.

      «Viens avec moi, et laisse-toi licher par eux… qué régal pour mon personnel!

      «Tu verras ce coup de faubert, et après, tu seras aussi propre que les cuivres de l'habitacle.

      – Zut! pour toi et pour tes sales cabots!

      – Mossieu Dumasse, vous n'aimez pas les bêtes et vous avez tort.

      «J'informerai, au retour, la Société protectrice des animaux, et vous n'aurez pas la médaille.

      «Salut bien, cœur de banquise, de hummock, d'iceberg…

      «Je conterai l'histoire à mes toutous et je les aguicherai après vos mollets.»

      Mais le cuisinier, furieux de la plaisanterie et des minutes perdues, vient de s'enfuir en lui montrant le poing.

      En attendant que leur maître-queux ait réparé le désordre de sa toilette, et improvisé un déjeuner de fortune, le capitaine et le docteur, encore tout chauds de la lutte engagée contre le pack, en arrivent, par une succession bien naturelle d'idées, à parler de la route qui doit les conduire au Pôle.

      Tout en partageant absolument les idées de l'officier, le docteur, avec sa vieille expérience de voyageur au pays des glaces, avait peine à comprendre une telle hâte.

      «Et l'autre! ripostait nerveusement d'Ambrieux, croyez-vous qu'il attende!

      «Voyez-vous, docteur, je connais la ténacité allemande, et je suis sûr que mon rival met à profit tous les instants.

      – Sans doute, mais il ne peut pas faire l'impossible, et les obstacles existent pour lui comme pour vous.

      – C'est positivement pour cela que je veux, dès le début, essayer de le distancer, pour arriver à le battre, non pas d'une quantité dérisoire… de quelques minutes… d'un quart de degré… mais haut la main, en beau joueur!

      – Si, par hasard, en sa qualité d'Allemand, il avait pris l'autre voie, celle qu'a si longtemps recommandée l'école dont feu Peterman était le grand inspirateur?

      – Ce serait un bonheur pour nous, car il irait à un échec certain.

      – Le croyez-vous?

      – Autant qu'il est possible de s'en rapporter aux résultats obtenus par cent années d'une expérience chèrement acquise.

      «Moi aussi j'avais devant moi deux routes, – je parle des mieux connues – celle entre le Groenland et la Nouvelle-Zemble, appelée route du Spitzberg, et celle du détroit de Smith, à l'extrémité de la mer de Baffin.

      «J'ai consciencieusement étudié tout ce qui a été écrit sur la matière, et sans hésiter, j'ai choisi la seconde voie, celle que nous suivons.

      «Voici pourquoi: c'est que depuis 1595, depuis Barentz, toutes les expéditions qui ont tenté de s'élever par la première, et elles sont nombreuses, ont été sans exception refoulées par les masses de glaces polaires dérivant constamment au Sud.

      «A ce point que pas une seule n'a pu dépasser 80°.

      – C'est parfaitement exact, car dans les années les plus favorables, c'est à peine


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