Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers. Dumesnil Antoine Jules
telles que l'invention, le dessin, le coloris, etc. Les conseils que Pacheco donne ici aux artistes sont pleins de justesse, et montrent que l'auteur avait fait une profonde étude de la théorie de son art. À l'appui de ses raisonnements, il cite souvent les ouvrages de Léonard de Vinci, d'Albert Durer et de Leo Battista Alberti, ainsi que les vers de Pablo de Cespedès, chanoine de Cordoue, peintre, sculpteur et architecte, dont l'opinion faisait alors autorité en Espagne78. Du reste, Pacheco se fonde toujours sur les exemples des grands maîtres pour établir ses préceptes.
Dans le troisième livre, l'art de la peinture est envisagé au point de vue de sa pratique, de quelque manière qu'on veuille l'exercer: soit à l'aide de dessins, de modèles et de cartons, soit à la détrempe, en enluminure sur étoffes, à fresque, à l'huile, sur toile, sur bois, sur métaux. L'auteur passe ensuite à la peinture des fleurs, des fruits; à celle des paysages, des animaux, des oiseaux, des poissons, des tavernes (Bodegones), et aux portraits d'après nature. Pacheco s'étend sur ce dernier genre de peinture, en s'appuyant sur Pablo de Cespedès, Albert Durer et autres maîtres; il trace, pour bien faire les portraits, des préceptes que son élève Velasquez mit en pratique avec le plus grand succès. Dans le chapitre IX, il explique comment la peinture éclaire et excite l'intelligence, apaise la colère et la dureté de l'âme, rend l'homme aimable et communicatif, et il démontre qu'il est difficile de s'y connaître et de la juger. Enfin, dans le chapitre X, il revient sur les raisons qui en font le plus noble des arts.
Ces trois livres sont suivis d'avertissements, dans lesquels Pacheco s'efforce d'expliquer de quelle manière les peintres doivent représenter les sujets sacrés, afin de se conformer à l'autorité de l'Écriture sainte et des docteurs de l'Église.
Cette partie de l'ouvrage n'est pas la moins curieuse: elle a été composée par Pacheco, pour l'acquit de sa conscience d'inspecteur ou censeur des tableaux des choses sacrées. Cette fonction était alors fort recherchée; Pacheco en fut investi par décret du Saint-Office du 7 de mars 1618, dont il rapporte le passage suivant79: «Eu égard à la satisfaction que nous donne la personne de Francisco Pacheco, habitant de cette ville, excellent peintre et frère de Jean Perez Pacheco, familier de ce Saint-Office, et prenant en considération sa droiture et sa prudence, nous le chargeons d'avoir un soin particulier d'examiner et visiter les peintures des choses sacrées qui seront exposées dans les boutiques et les lieux publics… Et c'est pourquoi nous lui donnons telle commission que de droit.» Cette fonction consistait, ainsi que Pacheco l'explique lui-même, à vérifier s'il y avait quelque chose à changer dans les peintures sacrées, comme n'étant pas conforme à la foi catholique. Dans ce cas, l'inspecteur devait faire séquestrer les tableaux, afin de les montrer aux familiers de l'inquisition, qui décidaient de leur sort80.
Ainsi, le pouvoir du Saint-Office, en Espagne, s'étendait sur les œuvres de l'art aussi bien que sur celles de la pensée; et tandis qu'en Italie, et à Rome plus qu'ailleurs, les artistes jouissaient d'une liberté qui, dans leurs œuvres, dégénérait souvent en licence, et dépassait les limites de toute pudeur, en Espagne, l'inquisition réglait tout, même les points, en apparence, les plus insignifiants. Par exemple, Pacheco, en compagnie d'un théologien de ses amis, don Francesco de Rioja, examine longuement la question de savoir si Jésus-Christ a été attaché à la croix avec quatre clous, au lieu de trois, comme quelques artistes l'avaient représenté81. Il résout cette question avec grands renforts d'autorités et de citations de toutes sortes: il n'est pas jusqu'à Plaute qu'il n'invoque82, pour démontrer que les Romains avaient coutume de crucifier les criminels avec quatre clous, et les deux pieds appuyés séparément sur un morceau de bois, scabellum, attaché à l'arbre principal de la croix83.
Au demeurant, bien que censeur, pour le Saint-Office, des peintures des choses sacrées, Pacheco ne paraît avoir fait brûler aucun artiste, même en peinture. Fervent catholique, comme tout bon Espagnol du dix-septième siècle, sa verve pittoresque et les souvenirs de son séjour en Italie lui font mêler le sacré avec le profane. Tout en expliquant la manière, approuvée par l'Inquisition, de peindre la Sainte Trinité, les anges, les saints, les mystères, les scènes tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament, il n'en admire pas avec moins d'enthousiasme, la Danse d'amours, le Bain de Diane, la Vénus et Adonis, la Vénus et Cupidon, et autres compositions très-profanes du Titien84. À l'appui de ses opinions et de ses jugements, il cite souvent les poëtes et les écrivains de l'antiquité, et il n'a pas moins recours aux grands poëtes italiens. C'est ainsi qu'il termine sa longue dissertation sur les quatre clous du crucifiement, en faisant l'éloge d'Homère, et en citant ce vers que Pétrarque, dans le troisième chapitre du triomphe de la Renommée, applique au chantre d'Achille et d'Ulysse:
Primo pittore delle memorie antiche.
En parcourant avec attention l'Arte de la pintura, nous avons été frappé de l'extrême modestie avec laquelle Pacheco parle de lui-même et de ses ouvrages. Dans tout ce gros volume de 641 pages, il ne cite de lui que deux tableaux: l'un, la Présentation de la sainte Vierge Marie au Temple, qu'il peignit pour un couvent de religieuses de Port-Sainte-Marie, en 1634; l'autre, un Saint Sébastien, qu'il exécuta en 1616, pour l'hôpital de Saint-Sébastien de Alcala de Guadeira. Il donne la description85 de ces deux tableaux, sans les vanter, et avec une réserve qui lui fait honneur. Il parle aussi86 de la part qu'il prit à la peinture décorative du tombeau que Séville érigea, en 1598, à la mémoire de Philippe II; mais en se bornant à dire que ce travail devait être exécuté très-rapidement.
Le musée royal de Madrid possède de ce maître quatre tableaux: deux saint Jean-Baptiste, une sainte Catherine, et une sainte Inès avec la palme du martyre. Tous ces tableaux sont sur bois87. Ces compositions, dessinées avec pureté, pèchent par le coloris qui est dur et sec, et ne sont, après tout, que les productions d'un artiste de second ordre.
Pour donner une idée de la difficulté de l'art, Pacheco cite ces quatre premiers vers d'un sonnet de Michel-Ange.
Non ha l'ottimo artista alcun concetto,
Che un marmo solo in se non circoscriva
Col suo soverchio, e solo a quello arriva
La mano che ubbidisce all'intelletto88.
Le peintre espagnol est lui-même un exemple remarquable de la justesse de cette appréciation de l'auteur du Moïse et du jugement dernier. L'invention, la théorie, la connaissance approfondie de toutes les parties de l'art ne manquaient pas à Pacheco; mais sa main n'a pas obéi à son intelligence, et faute de cet accord, entre l'esprit qui conçoit et le pinceau qui exécute, il est resté confondu dans la foule des peintres d'un talent ordinaire.
Tel qu'il était, néanmoins, le maître de Velasquez paraît avoir exercé une grande influence sur son élève. Palomino dit que Velasquez avait étudié toutes les sciences nécessaires à son art, et qu'il aimait et s'était rendu familiers les poëtes et les orateurs89: il avait donc autant profité de l'instruction profonde que des leçons du savant auteur de l'Art de la peinture. Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que l'influence de Pacheco est peu sensible dans les tableaux religieux, en petit nombre, que le peintre de Philippe IV a traités. Pacheco faisait de ces sujets son étude de prédilection presque exclusive. Son élève, au contraire, semble n'avoir peint que malgré lui des compositions tirées de l'Écriture sainte. Il brille surtout dans les sujets de fantaisie, où il s'abandonne à toute sa verve, et il excelle dans la reproduction des scènes de la vie ordinaire, même commune et de bas étage, et dans la peinture des animaux, des fleurs, des fruits, de la soie, des étoffes; enfin dans les portraits, où il est l'égal des plus habiles. Dans tous ces genres, on voit
78
Palomino, p. 27, nº 43.
79
80
81
82
83
C'est ainsi que Charles Le Brun a représenté Jésus-Christ, dans son tableau, gravé par G. Andran et Edelinck, où il le montre adoré par les anges, parmi lesquels on a voulu reconnaître, dans celui qui est à genoux au pied de la croix, le portrait de madame de la Vallière.
84
85
86
87
88
Ces vers sont tirés du premier sonnet de Michel-Ange à la marquise de Pescaire, Vittoria Colonna: Voy.
89
Palomino, p. 77, nº 106.