Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers. Dumesnil Antoine Jules
Le Sansovino ne construisit entièrement que la partie qui comprend l'escalier, le musée et la bibliothèque: le surplus fut terminé treize ans après sa mort.
Comme cette construction dura plusieurs années, il y arriva un accident qui mit en péril non-seulement la réputation de l'architecte, mais même sa liberté et sa fortune. C'est dans cette circonstance que l'intervention de l'ambassadeur de Charles-Quint lui fut très-secourable. On doit croire que cet homme d'État prenait un grand intérêt à cette entreprise, puisque, dans le mois de février 1540, l'Arétin l'invita par un billet à venir en masque, sur la place Saint-Marc, pour voir les travaux merveilleux du Sansovino21. Vers la fin de 1545, les cintres étaient posés, et l'on murait la grande voûte qui devait recouvrir la bibliothèque. Pour que les murs latéraux pussent résister à la poussée de cette voûte, l'architecte avait disposé, de cinq pieds en cinq pieds, des chaînes de fer qui, comme la corde d'un arc, traversaient toute la longueur de la bibliothèque, d'un mur à l'autre. Cette opération traînant en longueur plus que le Sansovino ne l'avait supposé, la gelée arriva, et néanmoins on continua le travail. La voûte fut terminée vers la mi-décembre; mais le 18 du même mois, vers une heure du matin, elle s'écroula tout à coup, entraînant avec elle les murs situés du côté du palais ducal. Cet événement causa une grande rumeur et une stupéfaction générale dans la ville; et il y eut un fonctionnaire trop zélé qui, de sa propre autorité, se hâta de faire incarcérer le malheureux artiste.
Dès quatre heures du matin, L'Arétin avait appris la mésaventure du pauvre architecte. Il s'empressa d'en informer le Titien, qui était alors à Rome, afin qu'il intervînt et fit intervenir, auprès du sénat et du Conseil des Dix, le Bembo et d'autres puissances, en faveur de leur ami commun et compère. Si le Sansovino, comme tous les hommes supérieurs, avait ses ennemis et ses envieux qui cherchaient à exploiter contre lui cet événement, il trouva de chauds défenseurs parmi ses amis et ses élèves, au milieu desquels Cattaneo Danese se distingua par l'ardeur de son zèle. Don Diego Mendoza ne fut pas le dernier à agir; il était alors à Sienne, dont Charles-Quint l'avait nommé gouverneur, tout en lui conservant son ambassade de Venise. Dès qu'il eut reçu la nouvelle de l'accident, il s'empressa d'envoyer à Venise une personne de confiance, afin d'offrir au Sansovino toute l'assistance dont il pourrait avoir besoin. Bien qu'il fût interdit aux ambassadeurs étrangers de se mêler des affaires du gouvernement de la sérénissime république, il est à croire que, par ses relations avec les principaux membres du sénat et du Conseil des Dix, l'envoyé de Charles-Quint ne fut pas étranger à l'heureuse issue de la négociation entreprise pour tirer l'architecte du mauvais pas dans lequel il était tombé. Grâce aux démarches qui furent faites, le Sansovino put sortir de prison, et vit enfermer à sa place celui qui l'y avait fait mettre. Toutefois, il ne se disculpa pas facilement auprès des procurateurs di sopra22, de son défaut de surveillance: il subit donc l'humiliation de voir son traitement suspendu, et d'être condamné à une amende de mille ducats, qui devaient être employés à refaire les parties écroulées de l'édifice. L'artiste supporta ce malheur avec résignation; car à quoi bon, dit un de ses biographes, en citant un vers du Dante23, se révolter contre sa destinée?
On abandonna alors le projet de faire la voûte en pierre, et il fut décidé, avec raison, qu'on établirait une toiture, et qu'on placerait, au-dessous une voûte en lattis de roseau. Le Sansovino, non plus comme un architecte qui dirige les travaux, mais comme un ouvrier qui répare ce qu'il a mal fait, prit part à la reconstruction des parties tombées. Les procurateurs voulurent bien consentir à lui prêter mille ducats, mais ils lui en firent payer neuf cents; dont six cents furent appliqués aux statues de bronze de la Logetta; et trois cents aux bas-reliefs, également de bronze, placés dans le haut, à gauche de la chapelle ducale de Saint-Marc.
Dès le mois d'octobre 1546 la reconstruction était très-avancée, car le cardinal Bembo écrivait de Rome: «Magnifique et excellent messire Jacopo Sansovino, mon très-cher, vous ne m'avez pas fait un petit plaisir, en m'apprenant que vous aviez amené la réédification du bâtiment que vous faites pour l'illustrissime seigneurie à un tel degré d'avancement, que sous peu on pourra l'habiter. Cette nouvelle m'a été aussi agréable que m'avait été pénible, par divers motifs, mais surtout par l'amitié que je vous porte, l'écroulement de cette construction, arrivé l'année dernière. Maintenant qu'elle est arrivée au degré que vous dites, je m'en réjouis avec vous, autant qu'il convient à l'attachement que je vous porte, et qui me fait désirer de trouver l'occasion de vous montrer par ses effets qu'il n'est pas médiocre. Je n'ai rien autre chose à vous dire, si ce n'est que vous fassiez attention à conserver votre santé. – De Rome, le 23 octobre 1546; prêt à satisfaire à vos désirs. – P. card. Bembo.24»
Au mois de novembre 1546, tout ce qui s'était écroulé avait été reconstruit, et l'édifice entier était complétement terminé au commencement de l'année suivante, c'est-à-dire, suivant l'usage alors adopté à Venise, en mars 1548. Dès le mois de février précédent, le Sansovino avait été rétabli dans ses fonctions d'architecte, avec le même traitement qu'auparavant. On lui restitua même la portion de ses appointements, dont le payement avait été provisoirement suspendu.
La voûte de la bibliothèque fut alors divisée en plusieurs espaces, destinés à être décorés de peintures par les principaux maîtres de Venise. Les procurateurs voulant donner une récompense d'honneur à celui dont le projet de composition aurait paru le meilleur, firent choix de Titien et de Sansovino pour décider la question. Mais ces derniers, désirant éviter le reproche de partialité, voulurent savoir de chacun des concurrents, séparément, quelle était l'œuvre qui, après la sienne propre, lui paraissait préférable. Ils désignèrent tous la composition de Paul Véronèse, et les deux arbitres rendirent leur décision en faveur de ce grand peintre25.
Nous ignorons si ce fut à cette époque que le Titien fit le portrait en pied de don Diego de Mendoza, célébré par le Partenio dans le sonnet suivant:
Chi vuol veder quel Tiziano Apelle
Far dell'arte mia tacita natura,
Miri il Mendoza si vivo in pittura
Che nel silenzio suo par che favelle.
Moto, spirto, vigor, carne, ossa e pelle
Gli da lo stil, ch'in piedi lo figura:
Talche il ritratto esprime quella cura
Che hanno di lui le generose stelle.
Dimostra ancor nella sembianza vera
Non pur il sacro illustre animo ardente,
E delle sue virtù l'eroica schiera,
Ma i pensier alti della nobil mente
Che in le sue gravità raccolta e intera
Tanto scorge il futur quanto il presente26.
«Que celui qui veut voir Titien Apelles faire de l'art une nature muette, vienne admirer Mendoza, si vivant en peinture que, dans son silence, il paraît parler. Le pinceau qui l'a représenté en pied lui a donné mouvement, intelligence, vigueur, chair, os et peau; tellement que ce portrait exprime le soin qu'ont de lui les heureuses étoiles qui ont présidé à sa naissance. Dans sa ressemblance frappante, il montre encore, non pas seulement son âme illustre et ardente, avec l'accompagnement de ses vertus héroïques; mais il révèle aussi les pensées profondes que son esprit scrutateur examine et médite, afin de pénétrer et le présent et l'avenir.»
Si don Diego, comme le prétend son biographe27, «était un Démosthènes devant le sénat vénitien, et un Socrate dans sa maison,» au moins il aurait dû reconnaître que ce n'était pas un Socrate insensible aux charmes des Laïs vénitiennes, de tout temps renommées pour leur beauté. Ridolfi raconte28 que Titien fit pour don Diego le portrait d'une de ses maîtresses (una sua favorita),
21
22
23
«
24
25
26
Ridolfi,
27
Don Gregorio Mayans,
28
Loc. cit., p. 152-153.