La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

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le sujet et d'un autre côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus de toute relation numérique et mécanique la relation incompréhensible de la conscience à ses manières d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux phénomènes purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill finit par dire: «Le lien ou la loi inexplicable, l'union organique qui rattache la conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle, est la plus grande approximation que nous puissions atteindre d'une conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme les sensations elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pensée sans aucun fait qui lui corresponde. A ce titre, j'attribue une réalité au moi, – à mon propre esprit, —en dehors de l'existence réelle des possibilités permanentes, la seule que j'attribue à la matière: et c'est en vertu d'une induction fondée sur mon expérience de ce moi que j'attribue la même réalité aux autres moi ou esprits.» – «Nous sommes forcés de reconnaître que chaque partie de la série est attachée aux autres parties par un lien qui leur est commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments eux-mêmes: et comme ce qui est le même dans le premier et dans le second, dans le second et dans le troisième, dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de suite, doit être le même dans le premier et dans le cinquième, cet élément commun est un élément permanent. Mais après cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de l'esprit que les états de conscience. Les sentiments ou les faits de conscience qui lui appartiennent ou qui lui ont appartenu, et son pouvoir d'en avoir encore, voilà tout ce qu'on peut affirmer du soi, – les seuls attributs possibles, sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître22.» Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience peut-elle se résoudre complètement (selon Hume) en impressions et en idées, quand une impression implique nécessairement l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou bien encore, comment le sceptique, qui a décomposé sa conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer qu'il les regarde comme ses impressions et ses idées23?» Spencer, il est vrai, revient dans sa Psychologie à l'objection du moi séparé, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur l'illusion de cette séparation. Il donne au problème la forme du dilemme suivant: «Ou le moi qui est supposé déterminer et vouloir l'action est un certain état de conscience, simple ou composé, ou il ne l'est pas. S'il n'est pas un certain état de conscience, il est quelque chose dont nous sommes inconscients, quelque chose donc qui nous est inconnu, quelque chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour nous aucune évidence, quelque chose donc qu'il est absurde de supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience, alors, comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque moment autre chose que l'état de conscience présent à chaque moment… Ainsi, il est assez naturel que le sujet des changements psychologiques dise qu'il veut l'action, vu que, considéré au point de vue psychologique, il n'est en ce moment rien de plus que l'état de conscience composé par lequel l'action existe24.» Ce dilemme est ingénieux, mais pas assez pour ne point laisser échapper la vraie question. En ce qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à fond inconnu et inconscient, il n'est pas de tout point «absurde» d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet, appuyer cette hypothèse sur le principe de causalité, et Spencer vient lui-même de dire, en termes trop substantialistes qu'il est difficile de se figurer des impressions sans «quelque chose» d'impressionné. C'est précisément par là que Kant aboutissait à son moi-noumène, à son moi-transcendant, lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que l'organisme même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse. Quant au second terme du dilemme, le moi conscient, en admettant que nous ne soyons à chaque instant «rien autre chose que l'état de conscience présent» il reste toujours à savoir ce qui est contenu dans cet état de conscience; or, l'expression même que Spencer emploie implique un état et une conscience; l'état est particulier et passager, les partisans du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience générale et durable, comme «la conscience de la force absolue» dont Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience, il y a au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même un fondement dans quelque réalité; les partisans du moi pourront donc encore demander si cette réalité n'est pas précisément la conscience même, le moi conscient. Enfin, que la conscience soit une simple forme ou le fond même de l'être, toujours est-il qu'elle est la condition sine qua non de la pensée et de la sensation même: elle est un élément sui generis, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout en nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe cette chose elle-même à la fois si étrange et si familière: une conscience, un sujet immédiatement présent à lui-même, une pensée qui, en pensant autre chose, se pense elle-même plus ou moins confusément. L'existence de la pensée et de la conscience est l'infranchissable limite du mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même, dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante, conclut sa psychologie en disant que, si tout ce qui est dans le sujet pensant ne peut être pensé qu'en termes d'objets, d'autre part les termes d'objets ne peuvent être saisis qu'en termes de sujet. M. Taine, à son tour, reconnaît l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du mental sur le mécanique, puisqu'en définitive nous ne connaissons rien que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se pense en pensant toutes choses. —

      Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de l'existence du moi. Il est incontestable que, comme sujet pensant, le moi est impossible à nier, et c'est ce qu'on peut retenir de l'argumentation précédente; mais il n'en résulte point immédiatement, comme le voudraient les spiritualistes, que le moi soit ni vraiment individuel, ni simple, ni identique, ni indépendant de l'organisme, ni libre. Sans doute la conscience est une donnée immédiate, sans laquelle aucune autre chose ne peut être donnée pour nous; je ne sens rien si je ne sens pas ce que j'appelle mon existence, je ne pense rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord cette existence et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi individuelles qu'elles le paraissent? Que d'autres explications possibles! On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence en général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle, que Schopenhauer appelait la Volonté universelle. L'individualité commencerait avec les formes, qui supposent la multiplicité des sensations et un cerveau capable de les concentrer en soi; alors seulement la pensée deviendrait individuelle; la conscience prendrait, elle aussi, une forme individuelle, une forme de moi distinct. Qui nous assure que c'est là autre chose qu'une forme, liée à la manière dont le cerveau concentre les sensations et les pensées? De même que notre être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une concentration, en un certain point du temps, de la pensée répandue partout dans l'univers? – Voilà l'hypothèse panthéiste et moniste. Or, ce n'est pas en consultant notre conscience que nous pourrons en vérifier la fausseté ou la réalité. Descartes aura beau dire «je pense, donc je suis,» la pensée et l'existence sont à coup sûr certaines, mais le je ou moi, certain aussi comme forme de la pensée et de l'existence, est-il certain comme fond absolu, durable, distinct, comme monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la conscience m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain dans le je pense, c'est le penser, ce n'est pas le je. Le vrai et seul évident principe est le suivant: la pensée est; il y a de la pensée, il y a de l'être, il y a de la conscience. Quant à moi, ce mot ne désigne que la conscience même de la pensée sans m'en révéler l'individualité véritable, d'autant plus que toute pensée a un objet et un objet multiple, et que, par conséquent, la multiplicité s'impose à la conscience autant que l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce peut fort bien être, comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus pauvre des représentations,» la pensée «vide de tout contenu.» Par moi ou cette chose qui pense,


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<p>22</p>

Philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, p. 250, 252.

<p>23</p>

Premiers principes, p. 68.

<p>24</p>

p. 544.