La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
et le centre commun d'où elles dérivent, le moi. Cherchons d'abord si tout se réduit dans la conscience à des sensations qui se suivent, ou si nous avons encore conscience de notre vouloir et de notre action dans son contraste avec la passivité.
I. – On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que nos sensations sont toutes des sensations de mouvement, et que celles-ci se ramènent à des séries de sensations musculaires qui, à leur tour, supposent l'effort musculaire. C'est par une série d'efforts que nous mesurons la quantité extensive. En même temps nos sensations ont une quantité intensive, c'est-à-dire un degré d'énergie, que nous apprécions, semble-t-il, par la réaction de notre énergie cérébrale et musculaire. Action extérieure et réaction intérieure se retrouvent dans le phénomène fondamental qui est le type des phénomènes cérébraux, l'action réflexe. Enfin les sensations ont des qualités spécifiques par lesquelles elles diffèrent les unes des autres; penser, c'est percevoir des différences, et cette «discrimination» est, selon Bain, la propriété primordiale de l'intelligence. Si l'on met le plaisir ou la peine hors de compte, «nous pouvons proprement appeler l'effet produit par le sentiment des différences un choc, un tressaillement, une surprise.» Bain croit cette idée de choc ou de surprise entièrement irréductible; évidemment elle est encore une expression de l'action réflexe, et il n'est pas difficile d'y apercevoir deux éléments: action subie et réaction. La différence de notre activité et de notre passivité, différence qui est au fond de l'action réflexe, serait donc impliquée dans la perception de toutes les autres. Complètement passif et sans aucun pouvoir de réagir, je ne subirais aucun choc, ou tout au moins je ne percevrais pas le choc subi. Quant à la notion de surprise, elle indique en outre une réaction intellectuelle du dedans sur le dehors, une véritable réflexion de la conscience, que Bain introduit jusque dans le phénomène le plus primitif et le plus spontané. Lorsqu'un objet matériel en choque un autre, ce dernier, en raison de son élasticité, tend à reprendre sa forme primitive; quelque chose d'analogue se retrouve dans la conscience. J'étais dans l'obscurité, et la continuité des ténèbres n'excitait de ma part aucune réaction, ou tout au moins n'en excitait qu'une également continue et uniforme; de là équilibre du cerveau et état neutre de la conscience. Une lumière subite, en rompant l'équilibre, provoque mon étonnement; or, tout étonnement suppose un contraste entre ce qui était attendu et ce qui arrive. Si le différent et le discontinu m'étonnent, c'est que j'attendais la continuation de ce qui existait d'abord, c'est-à-dire de mon état antérieur et de mon action antérieure, dirigée en tel sens et vers tel objet. Je saisis la discontinuité et la différence dans la continuité et l'identité au moins apparente de ma conscience. Tout à l'heure, au milieu des ténèbres, je sentais, pensais, agissais; l'effet passif produit en moi par la nuit avait fini par être annulé, et j'étais comme seul; quand la lumière apparaît tout à coup, elle et moi nous sommes deux; et c'est cette dualité, action et passion, qui éveille ma «surprise.» Aux mots d'action et de passion, on peut substituer ceux de volontaire et d'involontaire, ou plutôt de désiré et de non désiré; ils exprimeront peut-être mieux encore la vérité des choses: je n'ai point désiré cette lumière qui jette une discontinuité soudaine dans la continuité de ma tendance antérieure. Le contraste du désiré et du non désiré, qui a son fond primitif dans le contraste du plaisir et de la peine, est, semble-t-il, ce qui donne le branle à nos facultés intellectuelles. Bain finit par dire: «L'activité entre comme partie composante dans chacune de nos sensations, et elle leur donne le caractère de composés, tandis qu'elle-même est une propriété simple et élémentaire16.»
Le mieux serait d'admettre en nous, à la racine de tous les phénomènes de conscience, la «discrimination» plus ou moins vague des deux directions centripète et centrifuge impliquées jusque dans le réflexe, et auxquelles correspondent les nerfs afférents ou efférents. Jusque dans le simple choc, l'action et la réaction semblent inséparables, et, si toutes nos sensations se ramènent à des chocs nerveux, la conscience doit distinguer l'action exercée sur nous de notre réaction propre. Ce contraste semble seul expliquer celui du moi et du non-moi. Stuart Mill ramène, comme on sait, la matière et l'esprit à des possibilités ou potentialités permanentes; mais, abstraites de leur véritable origine, qui est la conscience de l'action et de la réaction enveloppée dans le réflexe, les possibilités logiques ne peuvent plus suffire à distinguer le moi du non-moi. D'où vient que nous séparons certains états de conscience de tous les autres pour les réunir sous le nom de sensations et les rapporter à la matière? Pourquoi ne rapportons-nous pas les volitions à la matière, les sons ou les odeurs à l'esprit? – Simple affaire de classification et de généralisation, dit Stuart Mill; nous rangeons dans une même classe ce qui offre des caractères communs. – Oui, mais quel est ce caractère différentiel qui nous fait distinguer en quelque sorte le mien et le tien dans notre commerce avec l'extérieur? Quelle est comme la marque de fabrique par laquelle nous reconnaissons nos produits au milieu des produits étrangers? Dans beaucoup de cas, nous voyons une pensée ou une émotion «succéder invariablement» à une sensation, ou une sensation «succéder invariablement» à une volition; et cependant, nous ne rapportons pas à une même cause les sensations et les pensées, ou les émotions et les volitions. La dernière réponse de Mill est que le corps est une cause inconnue de sensations, tandis que l'esprit est «un récipient ou percevant inconnu» de sensations. – Mais, si les deux termes sont également inconnus, comment puis-je les distinguer l'un de l'autre? Ce n'est pas par ce qu'ils ont d'inconnu que je discerne le mien et le non-mien, mais par ce qu'ils ont de connu. Il faut donc bien qu'il y ait dans la conscience même une certaine marque qui établisse la distinction du mouvement reçu et du mouvement effectué. Bain fournit une meilleure réponse en disant que le contraste du sujet et de l'objet vient du contraste entre l'activité et la sensation passive; mais, à vrai dire, c'est l'élément moteur qu'il eût fallu mettre en lumière. Dans cette question, d'ailleurs, Bain paraît en progrès sur Mill; et ce dernier le reconnaissait lui-même17. Spencer, dans ses Premiers principes18, fonde aussi la distinction du moi et du non-moi sur celle du volontaire et de l'involontaire, à laquelle on est toujours obligé de revenir, semble-t-il, comme à un élément ultime impliqué dans tous les faits de conscience. On pourrait l'appeler encore la distinction du mouvant et du mû, du mouvement imprimé et de la sensation, de la contractilité et de la réceptivité.
Nous voyons donc ici les doctrines aboutir à un point commun, et les diverses écoles reconnaître également d'une manière vague la présence en nous d'une certaine activité; seulement la nature de cette activité demeure inconnue et peut s'interpréter de manières différentes. On n'a nullement le droit de l'identifier immédiatement avec la liberté. Si, en effet, nous avons conscience d'agir, c'est selon des lois. La plus élémentaire de ces lois est celle de l'action réflexe, où nous avons vu qu'apparaît tout d'abord la conscience obscure de l'activité, de la réaction centrifuge, en contraste avec la passivité, avec l'impression centripète. Mais quelle liberté peut-on trouver dans l'action réflexe? Tout au plus peut-on dire qu'elle contient, avec l'activité, le premier et lointain germe de toute idée de liberté. La conscience de vouloir n'est encore ici que la conscience de mouvoir, et on peut même se demander si elle ne renferme pas quelque illusion, s'il y a une réelle différence, autre que celle de direction, entre les mouvements centripètes et les mouvements centrifuges.
II. – Nous venons de chercher dans la conscience le premier élément dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe: l'action motrice distincte de la passion, le vouloir et le mouvoir distinct du pâtir: un second élément serait la puissance, supérieure à l'acte particulier, où elle ne s'épuiserait pas. Si nous avions conscience de notre liberté, nous devrions avoir conscience a priori, avant de faire une chose et en la faisant, de notre pouvoir de la faire. Il est même beaucoup de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la faire; mais c'est là une question qu'il n'est pas temps encore d'examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à des discussions d'une extrême difficulté et dans lesquelles nous devons successivement entendre le pour et le contre.
Avons-nous
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«Ceux qui ont étudié, dit-il, les écrits des psychologues associationnistes ont vu, avec défaveur, que dans leurs expositions analytiques il y avait une absence presque totale d'éléments actifs ou de spontanéité appartenant à l'esprit lui-même… Cette apparence de passivité absolue a contribué à aliéner de la théorie de l'association de bons esprits qui l'avaient réellement étudiée (tels que Coleridge)… En France, on a souvent cité le progrès qui se fit de Condillac à Laromiguière: le premier faisant d'un phénomène passif, la sensation, la base de son système; le second y substituant un phénomène actif, l'attention. La théorie de M. Bain est dans le même rapport avec la théorie de Hartley que celle de Laromiguière avec celle de Condillac.» (
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