La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
du réel avec l'idéal: «Relativement au bien idéal, il n'est pas bon que nous soyons ce que nous sommes, et il est bon que nous soyons autrement?» Qu'on ne s'étonne donc plus de voir Spinoza tracer des règles de conduite: ces règles sont des descriptions de l'idéal qui s'adressent à l'intelligence; si ces descriptions sont assez claires et assez belles pour nous émouvoir, nous serons portés nécessairement dans la direction que Spinoza nous indique. Un sage voit et suit nécessairement le meilleur chemin, il nous le montre nécessairement, nous le voyons nécessairement à notre tour et nous le suivons nécessairement; cet inévitable adverbe ne nous empêche pas de déclarer qu'il est bon de voir, de suivre et de montrer aux autres le bon chemin.
On le voit, le déterminisme n'exclut pas la notion de progrès; seulement le progrès y est conçu sous l'idée de nécessité, au lieu d'être conçu sous l'idée de liberté. Si on entend par science morale la science des conditions nécessaires du progrès pour l'individu et la société, on comprendra que Spinoza ait pu écrire une morale, une éthique.
Est-ce à dire que la morale ne soit en rien modifiée? Nous ne le prétendons pas. Tout ce que nous avons le droit de conclure en ce moment, c'est que la négation de notre libre arbitre ne supprime pas l'idée d'un «bien en soi,» ni d'un bien plus ou moins grand dans les choses, ni d'un bien plus ou moins grand en nous-mêmes, ni d'un agrandissement possible de ce bien sous l'influence des idées et des désirs. En un mot, il y a, dans l'hypothèse déterministe, du bien et de la perfection, il y a du perfectionnement et du progrès.
Cette idée du bien est encore très indéterminée, vide d'un contenu précis. Une nouvelle question se présente donc: si les déterministes peuvent concevoir un bien et une perfection, terme et fin du progrès, peuvent-ils concevoir la nature ou le contenu de ce bien de la même manière que les partisans du libre arbitre?
L'idéal épicurien, le bonheur, se conçoit indépendamment des systèmes sur la liberté; nous pouvons donc placer en premier lieu, parmi les doctrines ouvertes au déterminisme, celle d'Epicure sur le souverain bien. Les idées de perfection sensible, de désir satisfait, de joie ou de félicité, n'ont rien d'incompatible avec l'idée d'une nécessité fondamentale.
Les déterministes peuvent aussi s'élever plus haut et placer l'idéal, non dans le bonheur personnel, mais dans le bonheur universel. C'est la doctrine adoptée par l'école anglaise. On peut être déterministe et juger que le bonheur de tous est un bien préférable en soi au bonheur individuel, et un idéal plus satisfaisant pour la raison en général. Car il ne s'agit encore, ne l'oublions pas, que du bien en soi, et non du bien pour nous; nous ne faisons qu'une spéculation désintéressée sur l'idéal, indépendamment du rapport qu'il peut avoir avec notre propre conduite.
La notion encore vague de bonheur a besoin elle-même d'être complétée. A la perfection sensible ajoutons la perfection intellectuelle; au bonheur, la science et l'intelligence: c'est l'élément socratique et stoïque. Ici encore, rien d'incompatible avec le déterminisme.
De même pour la puissance, si on entend par là l'absence de tout obstacle à la satisfaction de l'intelligence et du désir, à la science et au bonheur. Mais cette puissance attribuée à l'idéal du bien sera-t-elle une puissance de nécessité ou de liberté? – Il semble, au premier abord, que ceux qui admettent dans l'homme la liberté pourront seuls la transporter dans le souverain bien comme un de ses attributs les plus essentiels: ils feront ainsi consister le bien, non plus à être intelligent, heureux et puissant de n'importe quelle manière, mais à être le libre auteur de son intelligence et de sa félicité; au contraire, la perfection de puissance que les déterministes ajoutent à la perfection d'intelligence et de félicité, semble ne pouvoir être qu'une puissance nécessaire sans réelle «dignité morale;» leur idéal paraît toujours un bien neutre et impersonnel, plutôt qu'une bonté vivante et personnelle qui supposerait la volonté librement bonne; il semble qu'on mêle en vain la puissance, l'intelligence et le bonheur: ces attributs réunis ne sont pas encore la bonté.
Cette objection suppose que la conception du souverain bien et de sa nature est toute subordonnée à celle de la nature humaine; en d'autres termes, que la notion de l'idéal et même du divin dépend entièrement de la notion du réel et de l'humain. De ce point de vue, on dit aux déterministes: «Vous ne mettez pas dans l'homme la liberté, donc vous ne devez pas la mettre dans le bien.» – Mais, pouvons-nous répondre, la conclusion n'est pas inévitable. De ce qu'on n'attribue pas à l'homme l'éternité ou l'immensité, s'ensuit-il qu'on n'ait pas le droit de l'attribuer à la perfection, idéale ou réelle? Est-il défendu de dire: l'éternité, l'immensité serait chose très belle et très bonne; par malheur, nous ne la possédons pas. Sans élever si haut notre ambition, ce serait aussi chose très belle et très utile de pouvoir parcourir dix mille lieues en une seconde; en fait, nous n'avons pas ce pouvoir. Y a-t-il des êtres qui le possèdent? Nous l'ignorons; peut-être dans quelque étoile ces êtres privilégiés existent; peut-être sur la terre même quelque découverte de la science accomplira un jour le miracle. De même, les déterministes, parce qu'ils n'admettent point en nous la liberté, ne sont pas réduits à l'exclure de partout, à tous ses degrés, sous toutes ses formes, non seulement comme réalité, mais même comme idée: ils ne perdent pas le droit de prononcer jamais ce mot. Les déterministes, il est vrai, ont eux-mêmes partagé cette erreur; c'est précisément pour la détruire que nous écrivons ce livre. Nier que la liberté existe en nous, ce n'est pas nier que l'idée de liberté existe et agisse dans notre pensée. Une telle négation est impossible; les déterministes et leurs adversaires ont tous également cette idée, comme ils ont tous celle de nécessité: ce sont deux notions corrélatives et par cela même inséparables; il est donc permis aux déterministes comme à leurs adversaires de chercher s'il faut placer la liberté idéale parmi les attributs idéaux du souverain bien.
L'idée de liberté, considérée en elle-même, ne peut avoir que trois sortes de contenu, dont aucun n'est inintelligible pour les déterministes. En premier lieu, si la liberté désigne un état de conscience, les nécessitaires peuvent constater cet état subjectivement sans en admettre pour cela la valeur objective. En second lieu, si l'idée de liberté est une combinaison de notions due à l'entendement discursif, elle peut être pour les nécessitaires un objet d'analyse, de définition et de description. Enfin, si l'idée de liberté est une donnée de «la raison,» telle que l'entendent les rationalistes, les nécessitaires peuvent en étudier les éléments intelligibles et métaphysiques. Dans ce dernier cas la liberté serait, au moins en partie, un noumène, une idée «rationnelle,» que les nécessitaires pourraient apprécier en elle-même sans en affirmer ou nier la réalisation dans l'homme. Les philosophes qui ne s'accordent pas sur ce que nous trouvons dans notre conscience comme réalisé en nous, pourraient s'accorder sur ce que notre pensée conçoit ou construit comme supérieur à nous. L'habitude de se figurer la liberté comme une notion toute de sens intime, est une des causes qui ont retardé les tentatives de rapprochement. Mais l'hypothèse platonicienne et aristotélique d'une puissance indépendante, quelle qu'en soit la valeur, est concevable pour les partisans et les adversaires de la nécessité. Nous avons donc le droit de leur poser à tous la question suivante: – Cette puissance indépendante (αυταρκεια), qui, par hypothèse, aurait en elle-même la raison de ses actes, et que les déterministes conçoivent comme le contraire idéal de leur système sur la réalité, aurait-elle en soi quelque chose de bon et serait-elle un signe de perfection? Préféreriez-vous, si vous pouviez être «le bien même, το αγαθον,» que les conditions du bien vous fussent étrangères, ou qu'elles fussent vous-même? La nécessité de conditions étrangères, qui pourraient empêcher ou retarder le bien, serait assurément un reste de dépendance; il vaudrait mieux qu'il fût à lui-même sa propre condition. Possible ou non, cette possession par le bien de toutes les conditions du bien est donc une chose que vous concevez comme bonne: – Ἱκανον ταγαθον? dit Platon.
Ce n'est pas tout. Dans un bien qui ne verrait pas la raison de sa bonté en dehors de lui-même, mais qui serait bon par lui-même, on peut supposer, avec la vraie liberté, une sorte de dignité, σεμνοτης, αξιωμα et comme de mérite ne supposerait, il est vrai, aucun effort; car nous sommes dans le pur idéal. Mais l'absence d'effort n'entraîne