La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
que 2 et 2 doivent faire 4, ou que cela est conforme à l'ordre de notre intelligence et à la permanence désirable de notre pensée. Cette convenance intrinsèque se montre encore plus dans les vérités géométriques, qui expriment l'ordre et l'harmonie des formes, par conséquent la beauté élémentaire; en ce sens les rayons du cercle doivent être égaux. Si le mot doit n'a pas encore ici toute son énergie, c'est qu'il n'exprime qu'un rapport entre un bien très secondaire (la régularité géométrique) et l'existence; mais le même terme a une valeur infiniment plus grande quand il s'agit du souverain bien idéal et des moyens d'y atteindre. En ce cas, nous disons que le bien idéal et ses moyens doivent être, qu'ils doivent être nécessairement si la nécessité vaut mieux, le plus librement possible si la liberté vaut mieux. Au contraire, toutes les fois que la relation d'une chose avec le souverain désirable est nulle, ou plutôt que nous ne l'apercevons point, cette chose est indifférente.
Une autre raison empêche d'assimiler entièrement les vérités logiques et géométriques aux vérités pratiques. C'est que, dans les premières, il n'y a jamais opposition entre ce qui doit être et ce qui est: il n'y a point de cas où 2 et 2 fassent 5; au contraire, il y a des cas où la connaissance, l'amour, le bonheur, l'indépendance, ne sont pas réalisés. Dans ces cas si nombreux, la distinction du bien en tant qu'il doit être et en tant qu'il est, devient plus précise; car nous saisissons mieux les choses par contraste, et l'idéal s'affirme plus nettement dans son antithèse avec la réalité.
Nous ne pouvons donc concéder à Victor Cousin et à Jouffroy que la notion d'une convenance quelconque entre le bien et l'être, ou d'une harmonie qui doit exister entre eux, soit le privilège exclusif des doctrines qui admettent le libre arbitre. Dans l'abstrait et dans la pure spéculation sur le souverain bien, les déterministes peuvent s'accorder avec leurs adversaires. Ils peuvent même supposer l'union du bien avec l'être comme produite par l'indépendance du bien, à laquelle rien ne ferait obstacle. Ce qui s'exprimera ainsi: – Non seulement le bien doit être, mais il doit être avec une parfaite indépendance, il doit être par lui-même, il doit avoir pour attribut la spontanéité, l'absence de passivité et de contrainte, la liberté. Si les êtres ne peuvent être indépendants au point d'exister par eux-mêmes, du moins serait-il désirable qu'ils fussent assez indépendants pour se rendre bons par eux-mêmes, une fois qu'ils ont l'existence et qu'ils ont acquis l'intelligence du plus grand bien et du plus grand bonheur. Cette indépendance, réalisée ou non quelque part, serait la liberté.
Nous arrivons ainsi à nous demander les rapports qui existeraient entre le bien idéal et des êtres libres, s'il existait des êtres de ce genre. Nous ne posons la liberté que comme une idée, sans examiner si elle est réalisée en nous-mêmes. Aussi le déterminisme pourra-t-il se mettre d'accord avec les autres doctrines sur ce problème encore spéculatif: – Quelles modifications la notion de liberté apporte-t-elle dans l'idée du bien réalisable, et quelle forme prend le bien idéal pour des êtres qui, à tort ou à raison, se croient libres?
Les déterministes et leurs adversaires pourront ainsi rechercher en commun la définition subjective des idées directrices de la conduite, des notions morales, en réservant la question d'objectivité. On arrivera de part et d'autre à une combinaison des mêmes idées, des mêmes éléments, et pour ainsi dire des mêmes couleurs élémentaires. Par exemple, combinez l'idée de liberté avec l'hypothèse d'un bien idéal qui apparaîtrait comme souverainement intelligible et aimable, sans nous nécessiter et nous contraindre; vous aurez l'idée d'une convenance absolue entre deux termes, le bien idéal et la liberté des êtres, dont l'un n'exercerait point sur l'autre une contrainte physique: c'est l'idée traditionnelle de l'«obligation morale.» Il ne s'agit pas encore de savoir si nous sommes, nous, réellement libres et obligés; nous ne faisons qu'étudier le rapport de deux idées, nous construisons hypothétiquement la notion du devoir comme un géomètre construirait la notion du triangle. Puis, de même qu'on peut se demander: le triangle est-il bon, a-t-il des propriétés belles et bonnes? on peut aussi se demander: le devoir, s'il existait, serait-il une chose belle et bonne? Un bien idéal qui obligerait les êtres moralement, vaudrait-il mieux qu'un bien qui les contraindrait physiquement? La bonne volonté ou la liberté bonne vaudrait-elle mieux qu'un bien nécessaire? la responsabilité, que l'irresponsabilité? La «satisfaction morale» serait-elle préférable au sentiment d'un bonheur passivement reçu, sorte de bonne fortune,ευτυχια? En un mot, les composés des notions de liberté indépendante et de bien sont-ils plus beaux, meilleurs, plus aimables et plus désirables que les composés des notions de nécessité dépendante et de bien? Nous aurons construit ainsi d'un commun accord une morale idéale et problématique, celle qui, si elle était possible, serait la meilleure et devrait être réalisée. Nous aurons en même temps construit le droit idéal; nous pourrons soutenir que, si elle existait, la volonté capable d'agir par elle-même en vue du bien universel serait pour toute autre volonté ce qu'il y a de plus sacré et de plus inviolable; l'ordre de la liberté deviendrait celui du droit et de la justice14. Enfin, cet ordre nous apparaîtrait aussi comme celui de la solidarité et de l'amour; et nous reconnaîtrions que ce qu'il y aurait de plus beau et de meilleur, c'est un ensemble de volontés se donnant les unes aux autres, et réalisant ainsi le bien universel, qui n'est au fond que l'idéal de la société universelle, l'idéal social par excellence. Tel est, semble-t-il, le plus haut idéal que puisse concevoir la pensée, quand elle fait en quelque sorte de l'art pour l'art; comment refuser d'admettre que la morale la plus belle, si elle était possible, serait la morale de la volonté individuelle se dévouant au bien de l'univers, ou la morale de la «bonne volonté,» qui est la volonté universellement aimante.
Reste à savoir si, en effet, cette morale est possible, ou si la réalisation libre du souverain idéal de la société n'est qu'une utopie abstraite. Il est bon que le bien universel, qui idéalement doit être en nous et par nous, puisse réellement être en nous et par nous. Mais avons-nous en nous-mêmes ce pouvoir dont nous avons besoin? – Question de fait, question tout humaine et pratique, à laquelle il est inévitable de revenir. Nous avons considéré le but de la moralité en faisant abstraction de la puissance initiale, qui est le moi; mais ce but final lui-même nous paraît offrir un élément d'indépendance et de dignité qui réclame, dans la puissance initiale, quelque moyen capable de le réaliser. Les nécessitaires nous renfermeront-ils ici dans un cercle d'où nous ne puissions sortir; ou nous est-il permis d'espérer, sur ce point encore, quelque conciliation, au moins pratique, entre les partisans et les adversaires de la liberté?
III. – Les déterministes et les non-déterministes reconnaissent également que la réalisation de l'idéal est possible en nous dans une certaine mesure et par le moyen de ce que l'ancienne psychologie nommait nos «facultés.» Personne, en effet, ne soutient que les idées de bien, de perfectionnement, de progrès, expriment des choses absolument impossibles et sans exemple; car la moindre observation de notre nature montre qu'elle est capable d'amélioration et capable d'agir pour une idée universelle. Personne non plus ne soutient que la réalisation de l'idéal universel nous soit possible sans aucune condition, d'une manière immédiate et absolue, ce qui reviendrait à dire que nous sommes de pures divinités, de pures libertés sans mélange de nécessité. Posons donc en commun ce principe, que la réalisation du meilleur est pour nous possible sous de certaines conditions.
Quant à ces conditions, il en est sur lesquelles tout le monde est d'accord. Pour que le bien universel se réalise nécessairement en nous, disent les déterministes, il est nécessaire que notre intelligence le conçoive; et cette condition n'est pas moins nécessaire, selon les partisans du libre arbitre, pour que le bien soit produit librement. En second lieu, pour réaliser le bien de tous, nécessairement ou librement, il faut que l'idée du meilleur et de la société universelle ne reste pas abstraite et froide, mais se change en un sentiment capable de nous émouvoir.
Outre la pensée et le désir du bien universel, les partisans de la nécessité et ceux de la liberté admettent une troisième condition, dont ils se représentent différemment la nature, mais qu'ils peuvent également appeler détermination de l'agent: c'est le «facteur personnel.» Les nécessitaires n'attribuent pas cette détermination
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