La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
fin désirée, le soulagement de la misère, et une volonté qui la désire; il s'agit de s'entendre sur la série intermédiaire de moyens par laquelle la volonté pourra atteindre sa fin, sur la ligne que devra suivre le mobile donné, dans des circonstances données, pour parvenir au but. On ne se demande pas quelle est la nature absolue de la volonté qui désire, ni la valeur absolue de la fin désirée: la volonté peut être libre et se donner à elle-même l'impulsion, ou au contraire l'avoir reçue d'ailleurs; la fin peut ne pas être désirable, ou ne pas être la plus désirable. Mais, ces questions une fois réservées, rien n'empêche les doctrines adverses de déterminer scientifiquement et pratiquement les intermédiaires. Pour les déterminer scientifiquement, on regardera la fin proposée (par exemple la diminution de la misère) comme un effet dont il faut découvrir les conditions ou causes. Cette détermination sera ici demandée à plusieurs sciences particulières, principalement à la psychologie et à l'économie politique. On leur empruntera les théorèmes dans lesquels, de certaines causes et conditions, elles déduisent comme effet et conséquence la diminution de la misère; puis on distinguera, parmi ces conditions, celles qui sont en notre pouvoir et réalisables pour nous: par exemple tel genre d'instruction et d'éducation, telle espèce de charité privée ou publique, telles institutions économiques, telles ou telles sociétés de secours, etc. Les théorèmes des diverses sciences, groupés dans l'ordre le plus convenable pour la réalisation de l'objet particulier qu'on se propose, deviendront des moyens ou des règles pratiques; et la réunion de ces règles, indépendantes des systèmes sur le libre arbitre, ressemblera aux cartes qui, résumant les travaux de la science, indiquent par quelle voie on va d'un point à un autre de la terre, quel que soit d'ailleurs le système de locomotion.
On peut mieux comprendre, maintenant, pourquoi nous avons trouvé les partisans du libre arbitre d'accord avec ceux de la nécessité dans toutes les questions qui ne roulent pas sur la nature absolue de la volonté active, et sur la valeur absolue des fins poursuivies par elle. L'un et l'autre système, en effet, admet que des causes spéciales et déterminées sont nécessaires pour produire un effet spécial; vouloir la fin ne suffit pas: il faut encore vouloir les moyens appropriés, et pour cela les connaître. Or, c'est là vraiment le domaine du déterminisme, où les partisans de la volonté libre sont eux-mêmes obligés de descendre; car, quelque inconditionnée que soit d'après eux la volonté dans l'acte du vouloir, elle est toujours conditionnée dans l'accomplissement de ce qu'elle a voulu. La série intermédiaire des conditions théoriques, qui, à un autre point de vue, sont des moyens pratiques, sera donc toujours déterminée, et déterminée de la même manière dans les divers systèmes. Les philosophes, après s'être représenté différemment la cause initiale, la poseront une fois pour toutes sous le nom de volonté libre ou de désir nécessaire, sans la faire de nouveau intervenir dans le détail des événements. De même les théories métaphysiques sur la cause du monde ne changent rien à la conception scientifique du monde lui-même, tant qu'on ne fait pas intervenir de nouveau et miraculeusement, comme un Deus ex machina, la Providence ou la Nature.
II. – Passons des moyens à la fin morale, et cherchons jusqu'à quel point la conception du bien est modifiée par les différentes manières de concevoir la volonté, c'est-à-dire la cause initiale d'où part tout le mouvement intérieur.
Les partisans et les adversaires de la liberté entendent également par fin un bien conçu et désiré qui exerce sur nos actes une influence, déterminante ou non déterminante. Les uns et les autres peuvent également concevoir une fin qui serait intelligible et désirable pour elle-même et non pour autre chose, une fin vraiment finale; le bien ou le meilleur, το αγαθον, το αριστον. Ce superlatif est comme la limite, idéale ou réelle, de la courbe décrite par notre raison et notre désir; nous appelons cette limite la perfection; elle peut être admise ou rejetée indépendamment des diverses opinions sur notre libre arbitre.
On objectera l'exemple de Spinoza: c'est son fatalisme, dit-on, qui semble l'avoir conduit à nier la distinction du bien et du mal. Si tout est nécessaire, si chaque chose est ce qu'elle peut être, n'est-il pas déraisonnable de se représenter à sa place une chose meilleure? n'est-ce pas substituer les caprices de l'imagination aux lois éternelles des choses, et mettre au-dessus d'une réalité nécessaire la chimère d'un idéal impossible?
Mais dire qu'une chose est nécessaire quant à l'existence, ce n'est pas la qualifier quant au bien; car il reste toujours à savoir si la nécessité de cette chose est la nécessité d'un bien ou d'un mal. Schelling prétend que ce qu'il peut y avoir d'immoral dans Spinoza ne vient pas de son panthéisme, mais de son fatalisme; le contraire pourrait aussi se soutenir. Si en effet tout est Dieu et que Dieu soit la perfection, il en résulte que tout est ou la perfection ou la conséquence de la perfection; – optimisme absolu qui justifie et divinise la douleur, la haine, la guerre, les diverses formes du mal. Tout est bien dans un pareil monde, parce qu'on trouve en toutes choses non plus simplement la nécessité, mais la nécessité d'une nature divine et parfaite. L'immoralité du système consiste alors à tout diviniser plutôt qu'à tout nécessiter.
La nécessité des choses, simple rapport de principe à conséquence ou de cause à effet, ressemble à l'identité logique des choses avec elles-mêmes, qui ne nous apprend pas leur valeur intrinsèque. Si par une chose identique à elle-même j'entends un grand malheur, ce sera l'identité d'une chose mauvaise avec elle-même; si j'entends un grand bonheur, ce sera l'identité d'une chose bonne avec elle-même. Supposons encore que j'ajoute deux choses à deux autres choses: cela fera nécessairement quatre; si ce sont deux maux que j'ajoute à deux maux, j'aurai quatre maux; si ce sont des biens, j'aurai des biens. L'universelle nécessité ne constitue donc pas par elle-même et par elle seule l'universelle perfection, à moins qu'on ne pose en principe, comme Spinoza, que tout ce qui est Dieu, et conséquemment que toute nécessité est divine.
– Mais, dit-on, dans l'hypothèse nécessitaire, une chose, étant tout ce qu'elle peut être, est tout ce qu'elle doit être. – On peut répondre que, si une chose est tout ce qu'elle peut être, c'est tantôt par puissance, tantôt par impuissance; or, dans le premier cas, il reste à savoir si sa puissance est bonne et bienfaisante; dans le second, l'impuissance de cette chose à être meilleure que ce qu'elle est, au moment où elle l'est, n'implique pas qu'elle soit la meilleure absolument. Il peut y avoir des choses meilleures qu'elles dans un autre genre; il peut y en avoir de meilleures dans le même genre. Enfin, elle-même peut être meilleure à un autre moment; elle peut l'avoir été dans le passé, elle peut l'être dans l'avenir. Bien plus, cette amélioration future résultera souvent de ce qu'un être, tout en étant ce qu'il peut au moment actuel, s'aperçoit qu'il n'est pas ce que sa pensée conçoit de plus parfait. Quand il se compare avec un idéal, bien qu'il ne soit pas et ne puisse pas être conforme à cet idéal au moment même de la comparaison, il ne s'en juge pas moins imparfait par rapport à lui. Si de plus il conçoit un perfectionnement comme possible dans l'avenir, quoique impossible dans le moment même, dira-t-on qu'il perd son temps à concevoir un idéal chimérique? Quand j'éprouve une douleur dont je conçois le remède, ce remède n'est pas possible dans le moment même, car il serait contradictoire de dire qu'au même instant je sois malade et guéri; en résulte-t-il que je conçoive et désire en vain la guérison future? Nous nous retrouvons ici en présence de l'argument paresseux, qui est le fond caché de tant d'objections aux déterministes. Si de plus l'idée même du progrès contribue à le rendre possible, si l'idée de la délivrance contribue à délivrer, si l'idée de liberté sert à susciter un pouvoir qui nous améliore, l'introduction de cette idée dans le déterminisme même le rapprochera encore de la doctrine contraire.
Le spinozisme, appliqué à l'histoire, doit être jugé d'après les principes précédents. Éliminez tout panthéisme, et ne conservez que le déterminisme; telle chose, dites-vous, ne pouvait arriver autrement. – Soit; elle n'est pas pour cela bonne en elle-même; de plus, elle aurait pu arriver autrement si telle condition eût été changée. – Hypothèse sans valeur, puisqu'en fait elle ne s'est pas réalisée. – Sans valeur pour le passé, oui; pour l'avenir, c'est une autre question. Le déterministe ne récriminera pas sur le passé, assurément; nos ancêtres ont fait ce qu'ils ont pu et su faire; qu'ils reposent en paix: nos plaintes ne