La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred
déterministes et les partisans de la liberté pourront s'accorder aussi, sans doute, sur cette autre hypothèse: – Le bien serait plus grand si sa puissance était assez indépendante pour être expansive, pour communiquer le bien aux autres êtres, ανευ φθονου, et avec le bien l'intelligence, la puissance, le bonheur. Cette expansion serait la marque d'une plus haute intelligence, capable de résoudre un plus difficile problème, d'une puissance moins limitée, d'un bonheur centuplé par le bonheur d'autrui.
Un bien expansif, tel que nous venons de l'imaginer avec Platon et le christianisme, serait supposé capable de se donner et de se communiquer. Si ce don fait par la bonté était indépendant de toute autre chose que de la bonté même, le croyant pourrait trouver celle-ci plus aimable; il lui en saurait plus de gré, il ne ferait pas remonter sa reconnaissance au-dessus d'elle et comme par-dessus sa tête. Serait-ce alors forcer le sens des mots que de l'appeler une bonté librement aimante, comme celle que rêvait l'étrangère de Mantinée?
Bien plus, si une pareille bonté pouvait exister, on trouverait désirable de lui rendre un amour analogue au sien, indépendant aussi de toute autre chose que la bonté. On la trouverait meilleure si sa puissance communiquait le bien à d'autres êtres avec les caractères qu'elle possède elle-même, je veux dire avec les caractères d'une bonté consciente, indépendante, libre et aimante. Le triomphe du bien, sans cesser de nous paraître infaillible et certain, prendrait alors pour moyen de cette heureuse certitude l'indépendance même et la liberté intrinsèque de tous les êtres. Voilà ce qui, selon les platoniciens, serait le meilleur et le plus aimable, το αριστον; c'est une pure conception de la pensée qui enveloppe peut-être de secrètes contradictions; c'est une construction dans l'idéal; mais, dût cette construction s'écrouler comme une vision fugitive à peine entrevue au plus profond du «ciel intelligible,» elle nous aurait cependant montré ce que l'homme a rêvé de plus beau et de meilleur, ce dont nous voudrions l'existence, ce que nous voudrions être nous-mêmes, si l'homme pouvait être un dieu?
Après tout, l'idéal de la moralité ne saurait être placé trop haut; Platon a raison de croire qu'il ne saurait être trop divin. La vraie morale est celle qui, sans méconnaître les conditions de la vie humaine, nous propose comme modèle une vie qu'on peut appeler divine, βιον θειον. C'est à la métaphysique proprement dite qu'il appartient de chercher si le plus haut idéal moral et social est éternellement réalisé dans une existence supérieure à la nature, si, comme le croit Platon, le divin existe en un Dieu; mais le désaccord des doctrines sur cette question d'objectivité et de réalité transcendante ne rend pas impossible tout accord sur ce que la perfection devrait être, autant que nous pouvons la concevoir. Si Dieu n'existe pas, quel Dieu faut-il inventer? – Nous l'avons vu, le «suprême intelligible» et le «suprême aimable» de Platon serait la suprême indépendance, l'absolue spontanéité, l'action ayant en elle-même sa raison explicative, la puissance dégagée et affranchie de tout lien, ou, dans le sens grec du mot, la suprême liberté.
Maintenant, est-il bon que l'idéal du souverain bien soit réalisé en tant qu'il est réalisable? – Proposition analytique, qui pourrait s'exprimer encore de cette manière: «le meilleur sous tous les rapports est-il aussi le meilleur à réaliser?» Le sujet une fois posé, on ne peut refuser l'attribut.
La même vérité s'exprime en d'autres termes, lorsqu'on dit: le meilleur doit être réalisé. Au cas où le superlatif absolu ne serait pas réalisable, le superlatif relatif devrait toujours être réalisé; donc, en dernière analyse, le meilleur possible, absolu ou relatif, doit être réalisé. Le mot doit exprime que, parmi les biens qui ne sont pas et peuvent être, le meilleur a un caractère qui ne se retrouve point dans tous les autres, et qui consiste précisément en ce qu'il est le meilleur, par conséquent superlatif et dernier. Considéré par rapport à l'intelligence et au désir, c'est ce qu'il y a de plus intelligible et de plus désirable; considéré par rapport à la puissance, ce qui est le plus intelligible et le plus aimable est aussi le meilleur à réaliser, et c'est surtout ce rapport à l'activité objective que le mot doit exprime. Ce mot n'avait pas au fond d'autre sens dans la métaphysique ancienne.
On a dit cependant que doit et devoir n'avaient aucune espèce de sens dans toute hypothèse autre que le libre arbitre. Mais n'avons-nous pas le droit d'employer ces termes, comme le firent Socrate et Platon, abstraction faite de l'arbitre humain? Par là nous exprimons une suprême harmonie, un rapport de dignité idéale, de vérité, de beauté, et en dernière analyse de bonté intrinsèque. Entre l'idéal du meilleur et la réalité du meilleur, n'y a-t-il pas pour la pensée et le désir une convenance immédiate, qui résulte d'une comparaison des deux termes, indépendamment de la considération des autres choses possibles et de toute autre comparaison? Le bien idéal a en lui une valeur suprême, un titre et un droit idéal à l'existence. Les deux notions de bonté parfaite et de réalité parfaite sont idéalement unies dans notre esprit par une sorte d'affinité et d'attraction, qui fait que l'une nous semble incomplète sans l'autre. C'est ce que nous voulons dire par ces mots: le bien doit être réel, et la réalité doit être bonne. Au fond, cela revient à dire: il est bon que le bien soit.
Cette affirmation se produit d'abord en présence du bien qui existe réellement: ce bien est et il doit être; la première proposition n'empêche pas la seconde. De même, en présence du bien qui n'est pas, nous disons: ce bien n'est pas, mais doit être. Nous jugerions encore de même en présence du bien qui non seulement ne serait pas, mais ne pourrait pas être: ce bien devrait exister, quoiqu'il ne pût exister. – Paroles perdues, répondra-t-on. – Pas entièrement perdues; car elles expriment la juste révolte de l'intelligence concevant l'idéal contre la brutalité du fait. N'avons-nous pas toujours le droit de corriger la réalité, au moins dans notre pensée, en la comparant à l'idéal? D'ailleurs, la pensée de ce qui devrait être, en opposition avec ce qui est, constitue déjà pour l'idéal une réalisation; qu'il ait au moins celle-là, s'il n'en peut avoir d'autre. Puisqu'il est bon que le bien soit, il est bon qu'il soit dans notre pensée et dans notre parole, alors même qu'il ne pourrait être ailleurs; notre parole du moins ne sera pas perdue. Si, au lieu de cette impossibilité qui nous choque, nous concevons au contraire quelque possibilité du bien, nous aurons encore plus raison de dire que le bien doit être. Si nous concevons, non une simple possibilité, mais une certitude, nous ne nous bornerons pas à dire qu'en fait le bien sera, mais nous affirmerons toujours qu'il doit être, et nous le déclarerons digne de l'existence qui lui est assurée. Enfin, si nous ajoutons la nécessité à la certitude, nous ne perdrons pas alors, ainsi qu'on le croit d'ordinaire, le droit de dire que le bien, qui sera nécessairement, doit exister; peut-être même est-ce parce qu'il doit exister qu'il sera nécessairement. En un mot, la convenance entre le bien et l'être est une question de droit idéal qui ne dépend pas des questions de fait; la conception de la nécessité a rapport aux faits et aux conditions de l'existence, à la causalité, non à la finalité intelligente; elle embrasse une sphère que notre raison peut dépasser et dépasse effectivement en concevant son idéal problématique.
Victor Cousin et Jouffroy feront cette objection: – On ne dit pas que 2 et 2 doivent faire 4, mais qu'ils font nécessairement 4; on ne dit pas que les rayons d'un cercle doivent être égaux, mais que nécessairement ils sont ou seront égaux; il en serait de même des vérités morales si leur réalisation était aussi nécessaire que celle des vérités géométriques. – La conclusion dépasse les prémisses. Parce qu'il y a des choses nécessaires dont on ne dit point qu'elles doivent être, mais seulement qu'elles sont, il n'en résulte pas qu'il en soit de même pour toutes les choses nécessaires. Le mot doit indique un rapport de convenance entre le bien désirable et l'existence, rapport qui ne se trouve pas dans celui de 2 à 4. La quantité pure nous est par elle-même indifférente, et ne vaut que par son contenu. Nous l'avons déjà dit, il est bon que 2 biens et 2 biens fassent 4 biens; mais nous ne trouvons pas bon que 2 maux et 2 maux fassent 4 maux; il serait peut-être même bon, dans ce cas, que le mal ne fût pas multiplié par la loi des nombres. Pourtant, même dans cette proposition abstraite, 2 et 2 font 4, un examen attentif découvre autre chose que la quantité indifférente. Cette proposition énonce un raisonnement