La Liberté et le Déterminisme. Fouillée Alfred

La Liberté et le Déterminisme - Fouillée Alfred


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distincte du désir et du caractère même. Il n'en est pas moins vrai que, dans les deux cas, il y a détermination, soit par le désir et le caractère, soit par la volonté.

      Dans l'hypothèse de la liberté, le précepte moral peut se formuler ainsi: – Il est bon de se déterminer au bien universel de la société idéale, en ajoutant à la pensée et au désir de ce bien le complément d'une puissance libre. – Dans l'hypothèse de la nécessité, le précepte prend cette forme: – Il est bon de connaître et de désirer le bien universel avec une intensité capable de dominer tout le reste et de produire la détermination; voilà le meilleur, ce qui doit être en nous, et conséquemment aussi ce que nous devons être.

      – Mais pouvons-nous être ce que nous devons? demandera-t-on aux déterministes. – Nous le pouvons, répondront-ils, si nous comprenons et désirons le meilleur. – Et si nous ne le comprenons pas ou ne le désirons pas? – Alors nous ne le ferons pas; mais il en est de même dans l'hypothèse de la liberté: point de détermination libre au bien universel sans la pensée et le désir de ce bien. – Ce sont là seulement deux des conditions, mais qui ne suffisent pas, qui n'expliquent pas tout, qui peut-être même sont des effets et non des causes. – Pour nous, elles sont les seules causes, voilà la différence. – Cette différence est grave; nous considérons, nous, l'intelligence et le désir comme n'étant pas le moi, mais une action du dehors sur le moi; dès lors une chose qui dépend de notre intelligence et de notre désir ne dépend pas du moi: elle peut encore se réaliser, elle peut être, mais ce n'est pas nous qui pouvons la réaliser; de même, elle doit être, mais ce n'est pas nous qui devons la faire. – C'est que, sous la pensée et le désir, vous supposez toujours un troisième personnage, le moi libre, qui est en question. Pour nous, le moi étant le désir même, qui enveloppe la pensée, ce qui dépend du désir dépend du moi. – Mais le désir lui-même, conséquemment le moi, dépend de conditions extérieures, qui à leur tour dépendent d'autres conditions, et ainsi de suite. Dire que nos actions dépendent de nos désirs, c'est dire qu'elles dépendent, en fait, non de notre indépendance, mais de notre dépendance même. Donc, quelque belle que puisse encore être la morale dans votre hypothèse déterministe, les conditions de son accomplissement ne sauraient être en nous que si elles y ont été mises du dehors. A vous de les mettre en moi, en persuadant ma raison et en touchant mon cœur; à un autre de les mettre en vous. Nous nous renverrons ainsi la tâche les uns aux autres, et avec la tâche le devoir; notre activité pratique sera, sinon détruite, du moins diminuée. —

      Telle est donc la difficulté à laquelle semble aboutir actuellement le problème: le suprême idéal de la société universelle, qui offrirait chez l'individu, outre son caractère intelligible et désirable, un caractère d'indépendance et de spontanéité seul vraiment moral, devrait être réalisé à la fois en nous et par nous, en vue de tous; mais, dans l'hypothèse nécessitaire, il semble que cette réalisation peut avoir lieu en nous, non définitivement par nous; elle peut être produite par une action des hommes ou des choses sur notre intelligence et notre désir, non par une action dont il y aurait en nous-mêmes quelque cause initiale et indépendante. D'accord sur la fin suprême de la morale et de la sociologie, et aussi sur les moyens intermédiaires, les deux systèmes semblent enfin se séparer sur la puissance initiale, qui dans un cas nous est supposée propre et dans l'autre étrangère. Ils admettent en commun tout ce qui, dans la science morale et dans la pratique morale, n'est pas la moralité même en son principe; car la moralité essentielle, en son idéal, ne serait pas seulement connaissance reçue et bonheur reçu par nécessité: elle serait don libre de soi à tous.

      De là l'objection classique aux déterministes: – Le danger de votre système, dans la pratique, est un sentiment d'irresponsabilité personnelle qui, tant qu'il dure, semble paralyser l'âme entière. Pour toutes nos fautes nous avons une excuse: la force des choses dont nous subissons l'empire. La volonté, dans le déterminisme exclusif, ressemble à un corps qui conserverait tous ses organes, mais dont le cœur ne battrait plus sans le secours d'une impulsion étrangère. Les théorèmes de la science morale subsistent, il est vrai; mais le moteur de la vie vraiment morale semble avoir disparu. Tout est l'œuvre de la nature, comme pour les théologiens tout est l'œuvre de la grâce, et rien ne paraît être l'œuvre de notre personnalité.

      Si nous en restions à ce point, la conciliation des doctrines pourrait en effet sembler une construction encore trop extérieure, qui aurait pour centre, ici une force vive, là l'inertie et l'impuissance. L'accord dans l'ordre des relations physiques, dans l'ordre des relations sociales, et même dans l'ordre des relations psychologiques, n'est pas l'accord complet dans l'ordre fondamental de la moralité la plus intime. Nous ne pouvons donc obtenir encore, en l'état actuel de la question et avec le déterminisme non rectifié, une conciliation vraiment et complètement pratique; car ceux qui sont persuadés de leur entière dépendance ne seront pas les mêmes dans la pratique morale que ceux qui s'attribuent une certaine indépendance.

      Ici, la question pratique et morale devient spéculative et métaphysique. C'est une transformation du problème à laquelle il était impossible d'échapper. La morale, en effet, n'est pas simplement une science indépendante de la pratique, ou une pratique indépendante de la science. Elle ne peut être assimilée, par exemple, à la géométrie ou à l'arpentage. Le géomètre théoricien ne se soucie pas de l'application; et d'autre part, pour appliquer les vérités géométriques, nous n'avons pas besoin d'être assurés que l'étendue est objective; ici les vérités relatives sont suffisantes. Au contraire, dans l'acte moral, il n'est pas indifférent que notre indépendance et notre responsabilité soit réelle ou apparente, que le devoir soit subjectif ou objectif. La pratique de l'arpentage ne change pas quand on considère l'espace comme une illusion; mais l'art de la vertu demeure-t-il le même pour celui qui ne s'attribue point une indépendance quelconque? Pourvu que, par l'arpentage, nous parvenions à modifier les apparences, nous nous inquiétons peu de savoir ce qui est au delà. Au contraire, quand nous faisons à l'idée de la société universelle le sacrifice de notre plaisir, de notre intérêt, de notre vie même, nous accordons à cette idée, semble-t-il, ne fût-ce que par hypothèse, une valeur supérieure; nous ne voulons plus seulement modifier une apparence, mais nous sacrifions des biens réels à un bien idéal que nous traitons comme s'il représentait plus ou moins symboliquement la réalité et la loi du monde. Par cela même nous accordons à l'idéal une certaine valeur objective; car, si nous le considérions comme étant certainement sous tous les rapports une pure illusion, l'idée même du bien moral et du dévouement à l'universel deviendrait chimérique en son dernier fond. Ainsi la morale proprement dite est par sa nature, comme la métaphysique, une recherche hypothétique de la loi suprême du monde, au moins dans les grandes alternatives de la vie qui ont quelque chose de décisif et parfois de tragique15. Nous ne pouvons rester à moitié chemin dans la question de la liberté et de la fatalité: cette question est le point de coïncidence entre la pratique et la théorie, parce qu'elle est proprement la question morale, portant sur la loi suprême et la nature ultime de l'acte moral, de l'acte désintéressé. Par conséquent, pour obtenir une conciliation complète des systèmes dans la pratique morale, – mais dans celle-là seule et seulement dans la question précise de la moralité intrinsèque des actions, – nous sommes obligés de porter aussi loin que nous le pourrons la conciliation théorique, en cherchant jusqu'à quel point, sous l'idée de la liberté, peut se manifester une liberté réelle ou du moins un progrès vers cette liberté.

      DEUXIÈME PARTIE

RECHERCHED'UNECONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITESLIVRE PREMIEREXAMEN CRITIQUE DE L'INDÉTERMINISME ET DU DÉTERMINISME

      CHAPITRE PREMIER

      AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ

      I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.

      II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes particuliers.

      III. Avons-nous conscience du moi, comme


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<p>15</p>

Voir, sur ce point, notre Critique des systèmes de morale contemporains.