Un Cadet de Famille, v. 1/3. Trelawny Edward John

Un Cadet de Famille, v. 1/3 - Trelawny Edward John


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un autre domicile. J'avais à cette époque à peu près onze ans.

      Après une assez vive discussion sur le prix fabuleux qu'avaient coûté mes deux années de collége, mon père finit par conclure qu'il avait eu bien tort de sacrifier tant d'argent, parce qu'il eût été tout aussi bien de m'envoyer à l'école de la paroisse, à laquelle il était obligé de contribuer. Et pour connaître le bénéfice que cet onéreux déboursé de pension avait pu rapporter en savoir, il se tourna vers moi et me dit brusquement:

      – Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris?

      – Appris? répondis-je en hésitant, car je craignais les suites de sa question.

      – Est-ce la manière de répondre à votre père, lourdaud? Parlez plus fort, et dites monsieur. Me prenez-vous pour un laquais? continua-t-il en élevant sa voix jusqu'à un rugissement.

      Cette expression furibonde chassa de ma tête le peu de science que le maître m'avait enseignée avec des coups et des punitions abominables.

      – Qu'avez-vous appris, canaille? redit mon père, que savez-vous, imbécile?

      – Pas grand'chose, monsieur.

      – Parlez-vous latin?

      – Latin? monsieur, je ne sais pas le latin.

      – Vous ne savez pas le latin, idiot? comment, vous ne le savez pas? mais je croyais que vos professeurs ne vous enseignaient que cela.

      – Autre chose encore, monsieur, le calcul.

      – Eh bien! quels progrès avez-vous faits en arithmétique?

      – Je n'ai pas appris l'arithmétique, monsieur, mais le calcul et l'écriture.

      Mon père avait l'air encore plus stupéfait que grave. Cependant, malgré l'étrangeté de ma réponse, il continua son interrogatoire.

      – Pouvez-vous faire la règle de trois, sot que vous êtes?

      – La règle de trois, monsieur?

      – Connaissez-vous la soustraction, nigaud? répondez-moi: ôtez cinq de quinze, combien reste-t-il?

      – Cinq et quinze, monsieur; et, comptant sur mes doigts, en oubliant le pouce, je dis: cela fait… dix-neuf.

      – Comment, sot incorrigible, s'écria furieusement mon père, comment! Voyons, reprit-il avec un calme contraint, savez-vous votre table de multiplication?

      – Quelle table, monsieur?

      Mon père se tourna vers sa femme et lui dit:

      – Votre fils est complétement idiot, madame; il est fort possible qu'il ne sache seulement pas son nom; écrivez votre nom, imbécile.

      – Écrire, monsieur; je ne puis pas écrire avec cette plume, car ce n'est pas la mienne.

      – Alors, épelez votre nom, ignorant, sauvage!

      – Épeler, monsieur?

      J'étais si étourdi, si confondu, que je déplaçai les voyelles.

      Mon père se leva, exaspéré de colère; il renversa la table, et se meurtrit les jambes en essayant de me donner un coup de pied.

      Mais j'évitai cette récompense de mon savoir en me précipitant hors de l'appartement.

      V

      Malgré son augmentation de fortune, mon père n'augmenta pas ses dépenses. Bien au contraire, il établit un système d'économie plus sévère encore que celui qui régissait sa maison à l'époque de ses désastres. Il éprouvait plus de bonheur dans la sourde accumulation de ses richesses qu'il n'en avait jamais ressenti dans le cours de son existence, dont la jeunesse avait été pourtant si joyeusement occupée. L'unique symptôme de vivacité d'esprit et d'imagination que montra encore mon père, au milieu des soucis abrutissants de l'avarice, était dans l'élévation fabuleuse de ses châteaux en Espagne; mais, heureusement pour lui, ses chimères étaient posées sur un piédestal plus solide que celles de la généralité des visionnaires. Les lingots, l'argent monnayé, les terres, les maisons, enfin tout ce qui a une valeur positive et réelle, étaient les objets de ses rêves, l'unique espoir de son ambition.

      À ce travail de tête se joignit bientôt le travail plus sérieux de l'arithméticien. Mon père fit l'acquisition d'un petit livre tout rempli de règles de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling près, la valeur relative de toutes les fortunes dont il pouvait espérer une parcelle. En écrivant sur les marges de ce précieux volume, son inséparable compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la famille de sa femme, il y joignit leur âge, leur filiation, l'état moral, physique et financier de leur position; et quand il se fut rendu un compte exact de la valeur de chacun, en faisant la part des maladies, des accidents, de la goutte, il décida qu'on entretiendrait avec les riches une correspondance suivie et amicale, mais que les pauvres seraient entièrement expulsés du cercle des relations familières.

      Comme mon père ne se trouvait jamais dans la dure nécessité d'emprunter de l'argent, il éprouvait une horreur profonde pour ceux qui avaient ce triste besoin, et cette horreur doubla son antipathie pour la générosité, car il lui était difficile de débourser sans tristesse même la valeur d'un penny. Si, par le hasard de ses relations, mon père se rencontrait avec des gens dont il fût présumable ou prouvé que la position était précaire, il se lançait alors dans de graves discours sur la cherté des vivres, sur ses obligations personnelles, sur la prévoyance de l'avenir. Toute cette phraséologie était entremêlée de proverbes, de citations faisant preuves, du récit fabuleux des plus fabuleuses tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de son dédain pour les pauvres et de son horreur pour l'aventureuse condescendance de prêteur, il épouvantait les plus hardis, et on renonçait promptement à tenter une inutile démarche; car le vol, les tortures de la faim ou le suicide étaient préférables à l'insolent refus de mon père, dont la fortune et l'avarice avaient fermé le cœur.

      Nous ne nous sommes jamais mis à table sans un discours en trois points sur l'économie. Ce discours produisait l'effet ordinaire des remontrances et des sermons sur ma nature toujours en révolte. Je prenais l'ordre, la parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant en mon âme d'être toujours généreux, prodigue et dépensier.

      L'excessive mesquinerie de nos repas, en me faisant souffrir la faim, m'indiqua la ruse et le vol comme les remèdes à opposer aux tiraillements de mon estomac. Je m'emparai donc sans scrupule des fruits, du vin, des confitures, pour lesquelles j'avais un goût particulier, et j'arrivai à satisfaire, non sans quelques soufflets, lorsque j'étais pris la tête dans un bol de crème, mon appétit toujours en éveil.

      Un jour cependant je jouai tout à fait de malheur, car les élans contradictoires de ma générosité, sans cesse en lutte avec l'avarice de mon père, m'attirèrent une scène semblable à celles dans lesquelles mon maître, M. Sayers, jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon action parut si monstrueuse à mon père, qu'il maudit la destinée de lui avoir donné un fils si infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il résolut de se débarrasser de moi.

      Le crime odieux que j'avais commis, crime que mon père n'a jamais ni oublié ni pardonné, était celui d'avoir pris dans le buffet un pâté de pigeons, et d'avoir donné pâté et plat à une pauvre vieille femme qui se mourait de faim. Après son succulent dîner, la trop consciencieuse vieille rapporta le contenant vide du contenu, et cette démarche fit ma perte.

      Je maudis de tout mon cœur l'honnêteté de la pauvresse, et, depuis cette époque, il m'est impossible de supporter les vieilles femmes.

      Appelée devant mon père, la mendiante écouta silencieusement ses cris, ses reproches, ses menaces de la faire enfermer dans une maison de correction; puis, lorsque mon père se fut épuisé devant cette statue, qui paraissait sourde et muette, il la chassa, et me fit avancer près de lui.

      – Vous êtes plus qu'un voleur, me dit-il d'une voix de stentor, vous êtes un criminel endurci, un monstre!

      Et il accompagna ces paroles de soufflets et de coups de pied.

      Je


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