Un Cadet de Famille, v. 1/3. Trelawny Edward John
les pieds et les mains de mon père furent fatigués de cet exercice, il me dit furieusement:
– Hors d'ici, vagabond, hors d'ici!
Mais je ne bougeai pas, et je soutins d'un œil froid et intrépide le sanglant regard de ses yeux injectés de sang.
De peur qu'on ne s'imagine que j'étais réellement un mauvais sujet et que cet excès de sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je dirai que mes frères et mes sœurs ont été gouvernés avec la même barre de fer. La seule différence qui existât entre nous était qu'ils se soumettaient avec patience à ces durs traitements, tandis que rien, ni coups ni sermons, n'avait d'influence sur moi, et que mon insubordination exaspérait mon père. Mais pour montrer entièrement la férocité de son cœur, un seul trait suffira.
Quelques années après l'histoire du pâté de pigeons, mon père résidait à Londres. Il avait toujours eu l'habitude d'accaparer pour lui seul une chambre de la maison dans laquelle il serrait soigneusement les choses qu'il aimait, comme les vins rares, les conserves étrangères, les cordiaux. Ce sanctum sanctorum était une chambre du rez-de-chaussée ayant un abat-jour au-dessus de la fenêtre. Une après-midi, les enfants de nos voisins s'amusaient à jouer, quand tout à coup ils eurent la maladresse d'envoyer leur balle sur le toit plombé de la maison mystérieuse. Deux de mes sœurs, âgées de quatorze à seize ans, mais en apparence déjà de grandes et belles jeunes filles, coururent à la fenêtre du salon pour essayer d'attraper la balle. La plus jeune glissa sur le toit et fut précipitée, au travers de l'abat-jour, sur les bouteilles et les pots qui étaient placés sur une table au-dessous. La pauvre enfant fut horriblement blessée: ses mains, ses jambes et sa figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps conservé les traces de cette effrayante chute.
Au cri d'alarme de ma sœur aînée, ma mère courut à la porte de la chambre, essayant de l'ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais n'osant en forcer la serrure. Pendant ces infructueux efforts, la pauvre enfant pleurait en demandant du secours. Si j'avais été là, j'aurais enfoncé la porte, malgré la défense expresse qu'avait faite mon père de ne jamais pénétrer dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre sœur attendit l'arrivée de mon père, qui était à la chambre des communes, dans laquelle il siégeait. Quel admirable législateur! À sa rentrée, ma mère l'informa de l'accident survenu, en mettant toute la faute sur la maladroite exigence des voisins; mais, sans écouter ses tremblantes explications, mon père se dirigea à grands pas vers sa chambre.
Au bruit sonore de cette rapide approche, l'innocente coupable réprima ses sanglots; et lorsqu'elle parut devant son juge, pâle, effrayée, la figure pleine de larmes rougies par le sang de ses blessures, elle reçut un soufflet et fut chassée de l'appartement.
Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa en soupirant le vin qui restait encore dans les bouteilles cassées.
VI
Ma famille manifesta le désir de m'envoyer à l'université d'Oxford, car un de mes oncles avait à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père eût été désolé d'en perdre les avantages; mais, soit dans la crainte d'être obligé d'entrer en lutte avec l'insubordination de mon caractère, soit dans le désir de connaître sérieusement mes goûts, ma famille usa d'un meilleur procédé que celui par lequel elle m'avait conduit chez M. Sayers. Mon père daigna me consulter sur l'urgence de ce prochain départ; mieux encore, il voulut bien en préciser le lieu et me présenter l'image de ma future position sous l'aspect le plus séduisant.
Malheureusement pour la réalisation des espérances de mon père, je réfutai ses arguments à l'aide d'une parole si ferme et avec des manières si éloignées de toute concession, qu'il comprit enfin que je ne serais jamais guidé dans ma conduite ni par l'égoïsme ni par l'intérêt personnel.
À ma grande joie, je fus quelques jours après conduit à Portsmouth et embarqué comme passager sur un vaisseau de ligne nommé le Superbe, qui allait rejoindre à Trafalgar l'escadre de Nelson.
Le Superbe était commandé par le capitaine Keates. De Portsmouth, nous mîmes à la voile pour Plymouth, afin de prendre à bord l'amiral Duckworth; mais un ordre de l'amiral contraignit le vaisseau à stationner trois jours dans la rade, et ces trois jours furent employés par les officiers à maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la satisfaction de leur vif désir d'être joints à l'escadre, et par les matelots à transporter sur le bâtiment des moutons et des pommes de terre de Cornwall, destinés à la table de l'amiral.
Ce maudit délai jeta tout l'équipage dans le désespoir, car nous rencontrâmes la flotte de Nelson deux jours après sa victoire immortelle.
J'étais bien jeune à cette époque mémorable de ma vie, et cependant je fus vivement impressionné par la scène qu'amena l'approche du schooner le Pickle, qui portait les premières dépêches de la bataille de Trafalgar et le récit circonstancié de la mort du héros. Le commandant du schooner brûlait d'une si ardente impatience pour être le premier à porter la grande nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent vainement aperçus; il n'arrêta pas sa course, et nous nous trouvâmes dans l'obligation de nous détourner de notre route pendant plusieurs heures pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à venir sur notre vaisseau.
Le capitaine Keates reçut le commandant sur le pont, et lorsque d'une voix tremblante il lui demanda des nouvelles de l'escadre, je me trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait partout; les officiers se tenaient immobiles, pâles et frémissants, à quelques pas de leur chef, qui marchait sur le pont tantôt avec une précipitation fiévreuse, tantôt avec un calme d'écrasant désespoir.
Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules paroles intelligibles que pouvaient recueillir les oreilles avides de ces jeunes officiers, bouillants d'impatience et d'ardeur. Le capitaine trépignait, le sang avait jailli à sa figure, et sa voix haletante saccadait les interrogations.
L'amiral Duckworth, retiré dans sa cabine, attendait le résultat des ordres qu'il avait donnés d'arrêter le schooner. Son humeur irritable et violente s'était justement exaspérée du refus d'obéissance qu'avait opposé le commandant à son pressant appel; dès qu'il fut instruit de l'arrivée du schooner, il fit demander le capitaine. Mais Keates n'entendit ni l'ordre ni même la voix qui le transmettait, car il s'appuyait chancelant contre une batterie; et, frappé au cœur, il méconnut pour la première fois la voix de son chef.
– Maudite destinée! murmurait sourdement le capitaine, déplorable délai qui nous enlève la gloire d'avoir participé à la plus magnifique bataille, au plus illustre combat de l'histoire navale!
Un nouvel ordre de l'amiral, qui bouillait de rage et d'impatience, interrompit le sombre monologue du capitaine.
Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je m'arrêtai derrière lui sur le seuil de la porte violemment ouverte par l'amiral.
– Une grande bataille vient d'avoir lieu à Trafalgar, dit le capitaine d'une voix basse et entrecoupée par l'émotion, les flottes combinées de la France et de l'Espagne sont entièrement détruites, et Nelson a rendu le dernier soupir. Après un court silence, le capitaine ajouta d'un ton plein d'amertume:
– Si nous n'avions pas perdu trois jours à Plymouth, nous serions au nombre des vainqueurs… Le commandant du schooner vous supplie, monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas détruire ses espérances comme vous avez détruit les nôtres…
L'amiral pâlit; mais, sachant qu'il méritait les reproches, il ne fit aucune observation et monta sur le tillac pour interroger le commandant du schooner, qui ne répondit aux questions de Duckworth que par des monosyllabes.
Irrité contre lui-même et contre son entourage, l'amiral renvoya le messager et fit déployer toutes les voiles, afin de réparer par la marche d'une double vitesse les heures qu'il venait de perdre.
Pendant l'exécution de cette manœuvre, l'amiral se promena seul au milieu des officiers, qui gardaient tous un profond silence, et dont les physionomies exprimaient la tristesse et le mécontentement.
Placé au centre de cette désolation, j'en subis l'atteinte, et sans