Robert Burns. Angellier Auguste

Robert Burns - Angellier Auguste


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ce qui distingue un esprit, nous nous contentons de faire ressortir ce par quoi il est semblable à d'autres? Nous ne possédons plus qu'une sorte de représentation émoussée, vague, pareille à ces faces obtenues par des photographies superposées où les traits individuels ont été effacés. Cela peut fournir quelques renseignements à d'autres sciences; mais en art, l'individualité est tout. C'est justement ce qui est arrivé au distingué critique dont nous parlons. En voulant trouver à beaucoup d'esprits divers quelques caractères communs, en voulant les réduire à une même ressemblance, il a mutilé les uns, et il en est d'autres qu'il a presque supprimés ou ignorés. Son système a faussé et étréci l'image de la littérature anglaise. Il a fait comme le bûcheron qui équarrit des arbres: à la condition d'élaguer les rameaux et de faire tomber une partie des feuilles et des fleurs, il leur donne une indiscutable ressemblance et un air de famille évident. Mais où sont le port, la physionomie de chaque arbre, les racines innombrables, l'expansion du feuillage vers les quatre coins du ciel, les fines branches aériennes, celles qui frémissaient aux brises et sur lesquelles était l'oiseau chanteur? Il est sorti de cette critique à coups de hache une littérature anglaise monotone, alourdie, à plans peu nombreux et grossiers, sans variété et sans mouvement, trop à l'écart des autres pensées humaines, trop dépouillée des passions permanentes et générales, manquant à la fois d'ampleur et de précision.

      L'échec, de plus en plus manifeste, du robuste ouvrier, si bien bâti et si bien outillé pour la besogne qu'il avait entreprise, est une leçon de prudence. Il est temps de débarrasser l'étude des œuvres littéraires anglaises de tant d'explications qui n'en sont point, de la phraséologie anglo-saxonne qui ne prouve rien, de cette superstition de caractères communs. Il est temps de rendre aux caractères nationaux leur vraie place: ce sont des accidents dans les sujets qu'ont traités les auteurs et non des causes qui ont produit leur génie. Il est temps de rendre aux choses leur complexité immense, leur confusion inexplicable et leurs apparentes contradictions. Il est temps d'examiner sans parti-pris la production toujours déconcertante de génies toujours inattendus. Si jamais, ce qui est peu probable, car les races et les milieux et les influences vont se mélangeant et se pénétrant de plus en plus, on peut établir des généralisations, ce ne sera qu'après une suite d'études désintéressées, minutieuses, vérifiées, devant lesquelles les généralisations hâtives et les affirmations sans contrôle ne sont que des obstacles et des barrières.

      Rien ne peut rendre plus sensibles les impossibilités et les trous de ce système que d'essayer d'en faire une application précise. Prenons, par exemple, l'homme qui fait le sujet de cette étude. À chaque pas nous allons rencontrer des difficultés. Et d'abord nous ne savons pas ce que c'est que le génie de la race écossaise, ni même très clairement ce que c'est que la race écossaise, si l'on entend par ces mots autre chose qu'un certain groupe d'hommes, fort dissemblables entre eux, qui, depuis un certain temps, ont vécu entre certaines limites, parlé le même langage, et partagé des destinées communes, encore que celles-ci soient nées le plus souvent de conflits, de luttes mortelles, de divergences dans les intérêts, les croyances, les souvenirs, les espérances, les conceptions politiques. Les peuples sont parfois pareils à l'équipage d'un vaisseau qui se querelle et s'égorge; ils sont entraînés tous dans la même dérive qui n'est que le résultat de leurs dissidences et discordes. Nous avons rencontré en Écosse des hommes blonds et des bruns, des gais et des mélancoliques, des lents et des vifs, des sensibles et d'autres durs; chez les uns les idées procédaient par raisonnement, ce qui est, paraît-il, le privilège des races latines; chez d'autres elles s'unissaient par bonds rapides et analogies imprévues; les uns étaient sceptiques, les autres absolus; toutes les variétés de l'esprit humain y étaient. Ceux mêmes qu'on eût pu grouper par les traits physiques étaient différents d'intelligence, et souvent des esprits de même famille et de mêmes habitudes se rencontraient dans des corps qu'on eût rattachés à des types distincts. Où est le génie de la race, où est la race dans cette diversité infinie de corps et de pensées? Nous savons bien qu'on peut toujours extraire de la masse des écrivains d'un peuple quelques écrivains d'où l'on extrait quelques points de ressemblance qu'on réunit entre eux. C'est là un jeu pareil à celui qui consiste, sur un fond où se mêlent et s'embrouillent une multitude de lignes, à former un dessin en en isolant et en en reliant quelques-unes; on peut de cette façon en former à l'infini et chacun d'eux ne sera jamais qu'un amusement de l'œil. C'est ainsi que les petits garçonnets façonnent un bateau, un chapeau ou un berceau, en tirant en sens divers quelques ficelles entrecroisées tendues entre leurs doigts.

      À cela s'ajoute que nous ignorons de quelle race était Burns. Ceux qui l'ont connu disent qu'il avait les cheveux et les yeux noirs, le teint brun et basané. À lire leur portrait on le prendrait pour un méridional. On a mesuré son crâne et trouvé qu'il était un peu au-dessus de la moyenne. Tout cela n'a rien de scientifique, ne mène à rien. Nous ignorons encore plus ce qu'étaient son père et sa mère. Celle-ci avait, dit-on, les yeux noirs et elle était née dans un canton où l'on prétend qu'il subsiste du sang celtique. Nous ne savons rien de son père, sauf quelques traits exceptionnels de caractère. Nous sommes dans les ténèbres en ce qui concerne les ascendants des deux parents et les mille ramifications des aïeux. Quand nous aurions encore tous ces renseignements, nous ignorons si la transmission des caractères physiques coïncide avec celle des caractères intellectuels ou moraux, si tous ceux-ci se transmettent intégralement d'un côté ou d'un autre; et dans le cas où ils se transmettent partiellement, c'est-à-dire si un enfant tient certains traits moraux de sa mère et certains de son père, nous ignorons ce que peuvent produire d'inattendu et de nouveau ces mélanges de caractères. La chimie des reproductions n'existe pas. Nous ignorons enfin quelles peuvent être les sautes d'hérédité avec leurs emprunts divers, leurs combinaisons illimitées. En somme, nous ne savons pas scientifiquement ce qu'on appelle un Écossais, ni si Burns était un Écossais, ni si son père et sa mère en étaient, ni s'il leur ressemblait et à quel degré. Car il ne faut pas oublier que les hypothèses de filiation qu'on rencontre dans sa biographie relèvent du hâtif et grossier empirisme qui nous sert, dans la vie, à nous faire, par à peu près, une idée sur les gens. Elles comportent tout ce qu'il y a de problématique et d'aventureux dans nos appréciations morales et dans nos explications des caractères. Ce sont des expédients et des conjectures de romancier et non des procédés et des assurances de savant. Que serait-ce donc pour des hommes sur lesquels on n'a absolument aucun détail, pour Chaucer ou Shakspeare par exemple? Mais, à y bien réfléchir, cela n'a pas tant d'importance. Si, pendant qu'ils sont vivants, les membres de l'Académie française voulaient fixer à quelle race ils appartiennent, afin de fournir des renseignements aux critiques futurs, ils ne le pourraient pas, même avec l'aide de leurs confrères anthropologistes de l'Académie des Sciences.

      Allons plus loin. Nous connaissons exactement, il est vrai, le paysage dans lequel a vécu Burns et aussi, partiellement, la société dans laquelle il a grandi. En cela, nous avons un très grand avantage, car ce sont des renseignements que nous ne possédons pas sur la plupart des grands hommes. Mais, en réalité, en quoi cela contribue-t-il à la moindre explication de son génie? Tout cela n'est que le monde dont il a pris possession, où il s'est promené. Cela n'explique pas ce quelque chose d'insaisissable, d'intransmissible qui s'est emparé de ce milieu, l'a modifié et transfiguré; la manière particulière dont un esprit saisit ce qui l'entoure. On accepte pour des explications ce qui n'est que l'énumération et la description des conditions dans lesquelles le génie s'est exercé; ou peut-être moins encore: les sujets, les occasions et le cadre de son œuvre simplement. Cela semble clair ici. Le climat est âpre et sombre, le pays dur et ingrat, la vie était pauvre et malheureuse, la société morose et austère; dans ces circonstances se forme et s'épanouit un des plus joyeux, sinon le plus joyeux, des poètes modernes, celui qui a le rire le plus franc et le plus abondant. Et n'est-ce pas une chose digne de remarque que l'autre livre de grande gaîté que ces derniers cent ans ont produit, Pickwick, est né également sous un ciel qui ne peut, paraît-il, couvrir que de la tristesse? Tant il est vrai que le luxe du climat n'est pas indispensable, pas plus que celui de la vie ou des vêtements. Dès que les besoins essentiels sont sauvegardés, dès que l'homme ne souffre pas, cela suffit pour sa gaîté; c'est assez que le ciel ne l'écrase pas sous une calotte de glace ou de flamme, soit assez modéré pour permettre des réactions. Il faut encore ne pas oublier que,


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