Robert Burns. Angellier Auguste
pas absolue, elle est nécessaire. Elle est un aliment. Elle se modifie comme le blé qui nous nourrit, l'air que nous respirons, les fleurs dont la fragilité nous enchante et l'astre souverain qui nourrit tout cela et nous-mêmes. Ne vivons-nous pas au milieu de choses mobiles? Au moyen d'elles, n'atteignons-nous pas la plénitude de notre être, et quelques-uns des hommes n'accomplissent-ils pas la beauté suprême dont la race est actuellement capable? Le vrai lui-même ne dérive-t-il pas? Il nous semble stable parce que nous sommes très brefs dans une de ces longues habitudes de la nature que nous prenons pour l'éternité. Encore qu'il en puisse coûter à certains esprits de reconnaître que nos jugements d'art n'ont rien de définitif, que cela ne les empêche pas de saisir le plaisir et, j'oserai dire, de remplir le devoir d'admiration. Les montagnes et les fleuves que nous contemplons, entre les contemplations de nos ancêtres et celles de nos fils, changent, nous le savons. Ces sommets s'abaissent, désagrégés par les gels, les pluies et les soleils, et de leur effritement les cours d'eau lentement sont comblés; ces grandioses objets de nos enthousiasmes s'amoindrissent et disparaîtront. Cependant ils se modifient avec assez de lenteur pour que leur culte ait, vis-à-vis de nos rapides passages, une sorte d'immutabilité. Notre devoir est, tandis que nous vivons, d'aspirer l'air pur de ces pics et de ces plages, afin que nos corps soient sains et que ceux qui seront issus de nos reins forment une race robuste. Ainsi des choses de l'esprit. Quelle que soit leur muance, elles durent assez pour que nous y puisions de quoi faire nos âmes plus fortes, plus délicates, ou moins grossières, afin que les esprits nés de nous et formés par nous aient un point de départ plus élevé. Nous avons besoin d'une admiration nourricière et active. Il faut vivre!
Les critiques, à quelque branche de l'art qu'ils se consacrent, ne sont que les pétrisseurs de ce levain et les distributeurs du pain sacré. Leur tâche est de découvrir le beau, de le fractionner, de le mettre à la portée de celui qui, jeté dans l'action ou appréhendé par le labeur, n'a point le temps de le rechercher, et pourtant le réclame, pour donner à ses ambitions ou à ses besognes leur éclat et leur cadre ou leur refuge et leur consolation. C'est d'eux que le goût du beau, par une série de chutes, descend, déformé souvent et parfois perverti, jusqu'aux couches inférieures de l'humanité, vient y mourir en admirations obscures et rudimentaires, et amène des instants de joie ou de distraction, de repos ou d'idéal, tels quels, aux plus basses existences. Oui! cela est vrai à la lettre. Le haut enseignement artistique, qu'il s'épanche par le livre ou la parole, est comme un fleuve qui emporte des paillettes d'or; il passe à travers des cribles successifs, de plus en plus appauvri et limoneux; et cependant, grâce à lui, le dernier misérable se réjouit de trouver une parcelle brillante. Sans lui, la romance du café-concert qui est la poésie de l'ouvrier et l'image d'Épinal qui amuse le petit enfant pauvre n'existeraient pas. Il est le plus utile quand il a une vertu de propagande et une contagion d'enthousiasme. Il remplit une véritable fonction sociale. Ces services suffisent pour protéger la critique esthétique. Elle est changeante mais indestructible, parce qu'elle est nécessaire d'une nécessité sans cesse renouvelée. Elle subsistera en dehors des tentatives de généralisations scientifiques qui ne se meuvent plus sur le terrain de l'art. C'est cette critique et cette critique seule que nous entendons faire, à un niveau aussi modeste qu'on voudra le juger.
CHAPITRE I
On a pu voir, dans l'étude biographique de ce livre, que la vie littéraire de Burns se divise nettement en deux parties. Elles sont séparées l'une de l'autre par le séjour à Édimbourg. Dans la première période, sa production, en dehors des poésies nées de ses aventures personnelles, se compose presque uniquement d'épîtres familières et de petits poèmes descriptifs. Ces pièces sortent toutes de la vieille tradition écossaise; elles ont un vif goût de terroir; elles sont toutes inspirées par des faits réels: on peut mettre, à côté de chacun des morceaux du volume de Kilmarnock, l'incident qui l'a provoqué. Elles sont, en outre, de beaucoup les plus longues de ses œuvres. Dans la seconde période, en laissant toujours en dehors un certain nombre de pièces personnelles, la production consiste presque exclusivement en chansons. Elle est d'une inspiration toute différente de la première; elle porte, non plus sur des faits particuliers, mais sur des sentiments généraux et simples. Elle ne compte que des efforts très brefs. Cependant la vie d'un homme ne se casse pas comme une branche morte; elle se rompt plutôt à la façon d'un rameau vert: les fibres du passé pénètrent dans le présent, et celles du présent tiennent encore au passé; il y a des instants où l'on redevient l'ancien homme. C'est dans une de ces heures que Burns composa Tam de Shanter, qui appartient tout à fait à sa première manière, par le sujet, la familiarité, et la puissance comique, en même temps que par les dimensions. C'est un poème de la première période, égaré dans la seconde; mais c'est une exception unique. De sorte que Burns est le premier peintre de mœurs de son pays, par ce qu'il a écrit avant son séjour à Édimbourg; et qu'il en est le premier chansonnier et l'un des premiers chansonniers de tous les pays, par ce qu'il a produit après.
À ce qui a été fourni par la deuxième partie de sa vie, il faut ajouter une série de pièces où l'on sent l'influence de la littérature anglaise. Elles sont imitées de la poésie de l'époque, ou plutôt de l'époque immédiatement antérieure; elles sont plus abstraites; elles sont écrites en anglais pur3. Elles sentent plus ou moins l'exercice littéraire. Bien que quelques-unes d'entre elles, comme l'Élégie sur la Mort de Glencairn, celle sur James Hunter Blair, soient très belles, on peut considérer toute cette portion de son œuvre comme adventice. Si on la retranchait, on perdrait assurément quelques remarquables morceaux, mais Burns n'en resterait pas moins ce qu'il est. C'est, en lui, un détail et une curiosité.
Il a été poète écossais, formé par la littérature de son pays. Cependant, là encore, il convient d'examiner les choses de près, et de bien marquer quelles parties de la poésie nationale ont agi sur la sienne.
Si on laisse de côté certains vieux poèmes nationaux, qu'on appelle poèmes épiques, et qui sont plutôt des chroniques rimées, comme le Bruce, de John Barbour (1316? -1395), ou le Wallace, de Henry le Ménestrel, connu aussi sous le nom d'Henry l'Aveugle (1420? -1493?), la poésie écossaise, par quelques-unes de ses plus hautes branches, se mêle et se confond avec la littérature anglaise. Quelques différences de vocabulaire, quelques tours ou quelques termes spéciaux, quelques traits indigènes, ne suffisent pas à mettre même une mince haie entre les deux poésies. Le Carnet du Roi, de Jacques I (1394-1437) est une imitation de Chaucer; le Testament de Cressida, de Robert Henryson (1425? -1498?) est la continuation du Troïlus et Cressida, du même vieux poète anglais. William Dunbar (1450? -1520?) «sans hésitation le plus grand des poètes anciens de l'Écosse»4, continua ces poèmes dans le goût du moyen-âge: le Chardon et la Rose, composé en l'honneur de Jacques IV et de Margaret Tudor, fille aînée de Henri VII d'Angleterre, et le Bouclier d'Or, destiné à «montrer l'influence graduelle et imperceptible de l'amour sur la raison, quand on s'y livre sans réserve5», sont des allégories toujours dans le genre de Chaucer. Le Bouclier d'Or est «imprégné, dit Warton, de la moralité et des images du Roman de la Rose et de la Fleur et la Feuille, de Chaucer.6» C'étaient des allégories en retard. On continuait à en écrire en Écosse, après qu'elles étaient tombées en désuétude en Angleterre7. Gavin Douglas, évêque de Dunkeld, (1474-1522), donna une traduction de l'Énéide. C'était la première translation en vers d'un ouvrage classique, sauf les Consolations de la Philosophie, de Boece, «qui mérite à peine ce titre»8. Surrey lui a emprunté plus d'un passage, dans sa traduction des IIe et IVe livres de l'Énéide9. Les œuvres de Sir David Lindsay (1490? -1555), le Songe, la Plainte de l'Écosse, où il expose les malheurs de son pays, sont de longs poèmes satiriques et politiques, mélangés de visions et d'allégories, un peu dans le genre des Tragiques de notre grand Agrippa d'Aubigné, sans sa puissance
3
Il suffit de citer au hasard:
4
5
Th. Warton.
6
Id. p. 496.
7
Th. Warton.
8
Id. section XXXI, p. 506.
9
David Irving,