Robert Burns. Angellier Auguste

Robert Burns - Angellier Auguste


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la vie et ne sont elles-mêmes que des résultats et des manifestations.

      En réalité, nous ne savons rien de la mystérieuse genèse du génie de Burns. Sa véritable formation est probablement un hasard mystérieux par lequel des qualités éparses dans plusieurs races ou plusieurs générations se réunissent en un seul homme, se rencontrent; un confluent impénétrable de mille hérédités, transmises parfois d'une façon latente, qui se fondent en un don, nourri et éveillé ou plutôt exercé par mille faits d'enfance, inaperçus de l'enfant lui-même: premières émotions de nature éprouvées sans être perçues, premières agitations du cœur, travaux, misères elles-mêmes, tout cela se combinant en des proportions indéchiffrables. Et, à vrai dire, ce génie lui-même, cette âme nous ne pénétrons pas en elle, nous ne la suivons que de loin, par de grossiers contours. Même dans les rapports intimes avec ceux qui nous entourent, nous ne percevons les uns des autres que des apparences enveloppées et lourdes. Nul doute que le mécanisme, le jeu intérieur des âmes ne soient inimaginablement plus complexes, plus riches, plus nuancés que les actes et les paroles qui nous les révèlent. Nous ne possédons de Burns que certains moments de lui qui sont ses œuvres. Elles sont loin de nous livrer son être entier. Les origines et la formation de la force qui les a créées nous restent inaccessibles; de cette force elle-même nous ne connaissons que les empreintes; nous pouvons les étudier avec autant de soin que nous le voulons, nous ne les dépasserons pas.

      Nous faisons donc franchement et uniquement ce qu'on a appelé de la critique esthétique. La pauvreté des résultats et, chose plus grave, la fausseté des méthodes des critiques qui se disent nouvelles et supérieures, nous garderont de nous y aventurer. Bien que pratiquées par des esprits ingénieux, nourris, et assez forts pour passer à travers ou assez souples pour glisser entre les faits, elles aboutissent, par des voies arbitraires, à des conclusions insoutenables ou tellement dépouillées qu'elles perdent toute signification. En outre, elles ont, pour être ce qu'elles prétendent, ce vice radical qu'elles reposent entièrement sur la critique esthétique, tout en la déclarant insuffisante ou démodée. Les généralisations et les jugements qu'on s'efforce de tirer des œuvres littéraires ou artistiques doivent, pour exister, passer par une appréciation esthétique ou morale. Ils ont là leur racine. Or, pour la plupart des auteurs, cette critique n'est pas faite; pour beaucoup d'autres elle a besoin d'être refaite. Bien plus, il est à craindre qu'elle ne soit jamais terminée. Comme la critique n'est que l'exposé de ce qu'un homme ou, à mettre les choses au plus large, une génération a compris et senti d'un auteur, c'est un travail double dont l'un des termes se modifie et se renouvelle sans trêve. Le point de base de ces échafaudages est dans des terrains en mouvement. Et, à vrai dire, ces critiques usurpent un nom qui ne leur revient pas. Elles sont, elles seront peut-être, des branches de l'histoire, de l'anthropologie, de la psychologie historique, extrayant des renseignements de la critique proprement dite. Elles tendent à des généralisations très vagues, tandis que le terme de la critique est l'homme et l'œuvre dans leur complexité unique et irréductible.

      Le défaut de l'ancienne critique, dont l'insuffisance semble avoir contribué à faire naître les nouvelles, n'était pas d'être trop peu générale, comme on semble le dire, de ne pas avoir de portée; c'était, au contraire, de ne pas être assez étroite, de ne pas assez étreindre l'individualité des passages ou des auteurs. Elle n'avait pas de contact assez direct ou de commerce assez prolongé avec eux. Tantôt elle se plaçait à côté du sujet et prenait les œuvres d'art comme des prétextes pour des considérations morales développées sur un mode oratoire. Tantôt elle les considérait en quelque sorte comme des productions abstraites, des représentants de genres; elle les jugeait d'après des canons et des règles en soi, avec des formes d'admiration convenues et une allure didactique. En réalité, elle cherchait des lois et l'absolu. Elle laissait échapper précisément ce quelque chose de particulier qui fait une œuvre d'art. Par là, elle était, au fond, dans la même voie que les critiques généralisées, à longue portée, dont on nous parle. Les écrivains récents qui les ont lancées ne voient pas qu'ils vont justement, avec d'autres préoccupations et sous d'autres vocables, vers cette atténuation, cette dilution, cette évaporation de l'âme individuelle des chefs-d'œuvre. Ils sont tourmentés par le même besoin de l'universel où le beau disparaît. Leurs jugements sont flottants et lâches. En critique, il faut toujours avoir le tournevis en main et serrer sans cesse. Certaines pages de Ruskin ou quelques-uns des exquis passages de Fromentin sont des modèles d'examens qui entrent dans la personnalité d'un tableau. La critique de Sainte-Beuve doit son grand mérite et sa durable valeur à la reconstitution minutieuse des personnalités. Rien ne peut être plus contraire à l'esprit de ces études que l'isolement et le grossissement d'une faculté dominante, si tant est que ce mot ait un sens. La critique doit s'efforcer de suivre jusqu'au bout la création, laquelle aboutit toujours à l'individu, autrement elle n'est que l'avant-projet et comme le rêve confus d'un dieu impuissant.

      Assurément, les résultats de la critique telle qu'elle est entendue ici n'ont, à aucun degré, la prétention d'être scientifiques. Ceci est un terme dont on abuse et qu'on paraît confondre avec le mot plus modeste d'exactitude. Il n'y a de science possible que là où il y a des lois permanentes; il n'y a de science poursuivie que là où il y a recherche de ces lois; il n'y a de science réelle qu'à partir du moment où les faits se noient dans ces lois et où l'amas des observations fait place à une formule. Or, une œuvre d'art considérée dans ce qui la constitue, c'est-à-dire dans ce qui la différencie, est un phénomène à chaque fois unique, irréductible comme l'expression du visage de celui qui l'a écrite. À cause de cela, il n'y a pas, il ne saurait y avoir de critique scientifique, au moins en ce qui regarde la fleur du génie, la saveur propre d'une œuvre. Ce qu'on retirera de scientifique de l'examen des productions d'art ne sera jamais qu'un fonds commun, normal et impersonnel, insipide pour l'admiration. Je suppose qu'un savant découvre la loi des ondulations des vagues sur tel rivage, à certaines hauteurs de marée, il aura fait acte de science; mais l'art n'est pas là; il est dans l'apparence de telle ou telle vague, tel jour, avec telle forme et telle nuance, sous telle caresse ou tel choc de vent ou de lumière, avec telle broderie de cristal ou d'argent, telle volute d'or, tel plissement d'acier, tel déroulement azuré, ou glauque, ou plombé, tel frisson qui n'a duré qu'une seconde; c'est cette physionomie particulière qui est le domaine de l'admiration parce que c'est la personnalité de la vague. De même pour l'ensemble de cette tribu de flots qui chante ou rugit sur le rivage et doit toute sa beauté à son émotion du moment. Le reste ne nous regarde pas. C'est affaire d'hydrographie, de statistiques, de moyennes, de colonnes chiffrées et de lignes de courbes. Les généralisations, qui sont la couronne de la science, ne représentent que ce qui n'existe pas en réalité; l'art exige des réalités; il demeurera toujours incoercible à la science.

      D'autre part on peut affirmer que cette critique esthétique, c'est-à-dire chargée du sentiment d'admiration sans lequel l'art n'a plus de sens et les œuvres d'art plus de raison d'être, est une des nécessités, une des conditions, nous ne disons pas de l'existence intellectuelle, mais de l'existence elle-même. Celle-ci, en effet, qu'est-elle donc à chaque instant sinon une combinaison fugitive, sans cesse écoulée, de pensées, souvenirs ou prévisions, emprunts au passé ou prélèvements sur l'avenir, ces derniers n'étant que des conjectures formées avec du passé et pour ainsi dire du passé jeté devant nous. Nous ressemblons à ces navires perdus sur des mers phosphorescentes, dont la route est éclairée par le sillage. En cela notre vie consiste. Le bonheur d'un homme, dès que son corps n'est pas en état de détresse, dépend de la nature de ces combinaisons dont le jeu est lui. Le sens du beau est, avec les élans moraux et l'aspiration vers le vrai, un des levains de la pensée et par conséquent un des facteurs de la vie humaine. Il la pénètre même plus profondément parce qu'il est mêlé à ses plaisirs ou désirs subalternes. On ne conçoit pas ce que serait un esprit sans lui. Ceux mêmes qui en nient l'importance, en raillent la poursuite et en proscriraient l'enseignement, verraient leur routine quotidienne s'écrouler, disloquée et détruite, si on l'en retirait. Le bien-être le plus matériel se décomposerait. Car que sont la richesse, le luxe, peut-être même l'ivresse, sans les jouissances esthétiques qu'elles évoquent sous une forme inférieure. On n'imagine pas la dévastation que causerait dans un peuple l'anéantissement de ce rayon. Il ne lui resterait plus de raison de vivre que le sentiment religieux


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