Annette Laïs. Féval Paul

Annette Laïs - Féval Paul


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s'envolait, et l'on tient à ses rêves quand on a passé vingt-huit ans. Je ne voudrais pas être la petite maman d'un mauvais sujet. Mon rôle sera de te sauvegarder contre les entraînements de Paris, et à quoi bon, si tu étais déjà perdu? Mange moins vite; bois le vin pur à cause de la Seine. Les jeunes gens d'à présent font des sottises en sortant de l'œuf. Pour en revenir, je suis rassurée, tu redeviens mon chevalier, et je vais t'expliquer ta crise. Cela arrive à tous les pages qui rencontrent leur première châtelaine.»

      Dans ma tête, la cloche carillonnait:

      «Annette Laïs! Annette Laïs!»

      J'avais beau dévorer, cela n'y faisait rien. Je voudrais bien vous dire ce que répondit mon cœur, mais il faudrait des pages entières, bourrées d'expressions subtiles et de touches chromatiques pour exprimer ce qui, en définitive, était presque le néant. Mon cœur ressemblait à ces gens du radeau de la Méduse, qui croyaient apercevoir une voile au lointain. Il n'était pas bien sûr, et, cependant quelque chose commençait à poindre à l'horizon.

      «Te voilà muet, insinua ma cousine, qui avait compté sur la réplique de son page.

      – Ah! dis-je à tout hasard, quand vous parlez, je ne sais qu'écouter.

      – Et penses-tu, en effet, que ce soit le plaisir d'avoir trouvé une amie?

      – Oui, oui, c'est certain, cela et le changement d'air.

      – On étouffait dans cet abominable endroit!

      – Quelle chaleur! J'ai quelque chose, tenez, et je ne sais pas ce que c'est.»

      Je repoussai l'assiette et ma tête se renversa sur l'oreiller. Je pense qu'elle me parla du bonheur pur et sans tache qu'un page peut goûter auprès d'une châtelaine; elle dut même se comparer à l'ange gardien dont les ailes protectrices se déploient au dessus d'un jeune front; mais je n'écoutais plus, j'avais les yeux fermés: je voyais un papillon parmi les roses.

      C'était une souffrance plutôt qu'un plaisir, mais une souffrance que je ne puis me rappeler sans un tressaillement voluptueux. Je cherchais à distinguer les traits de ma vision; cela m'était impossible. Je percevais une saveur de beauté incomparable, mais je ne voyais pas. Annette Laïs! criait ma fièvre, car ce repas inopportun avait amené la fièvre. C'était Annette Laïs: un rayon qui avait un nom.

      A mesure que la fièvre montait, l'apparition se faisait plus distincte, sans jamais devenir ce qu'on peut appeler un visage. Je voyais en rêve comme j'avais vu en réalité, ni plus ni moins, et le malaise arrivait à être une angoisse terrible par l'effort insensé que je faisais pour écarter le dernier voile.

      «Docteur! docteur! il a le transport!»

      J'entendis cela au milieu d'un bruit qui ressemblait aux déchaînements de la mer. La conscience me revint si nette pour un instant que j'eus peur d'avoir dit mon secret.

      Puis naquit en moi un doute qui indiquait plus de lucidité encore, je me demandai si j'avais un secret.

      Toute ma fièvre me répondit d'une voix qui m'ébranla le cerveau:

      «Annette Laïs! Annette Laïs!»

      «Il court après un papillon, dans son délire, dit ma cousine d'un ton de sincère chagrin, il voit des guirlandes de roses, il fait pitié!»

      Une main me tâtait le pouls.

      «Cent-quarante! déclara le docteur. Il dormirait tranquillement si vous ne lui aviez pas donné à manger.

      – Cent-quarante, c'est une fièvre…

      – Oh! de cheval! Mais je ne vois aucun symptôme sérieux. Vous savez que le mariage de la duchesse est décidé?

      – Avec M. de Maletord?

      – Du tout! rupture! La Martini a fait des infamies. On a su le découvert de Maletord chez ses agents de change: deux millions entre cinq. Vous souvenez-vous de ce gros Anglais à cheveux ardents, lord Harbourg? Il a hérité de la pairie de son oncle, le marquis de Winterbury. Une fortune folle. La duchesse passe par dessus la couleur, et Maletord se contente en disant: «Rouge gagne!»

      Je constate, à la louange de ma cousine, que ce mot charmant ne la fit pas rire.

      «Ses mains sont du feu! dit-elle.

      – Cent quarante. Je vais mettre la chaîne électrique à son mollet. Vous ne m'avez pas seulement demandé des nouvelles du quatuor!

      – Voyez-vous du danger?

      – On ne peut jamais savoir. Rien de curieux pour le moment. Fièvre nerveuse. Cossmann était là. C'est étonnant comme il comprend la médecine. On devrait faire un cours de violoncelle à la Clinique, voilà longtemps que je le dis. Mais ai-je rêvé que vous aviez été hier au théâtre Beaumarchais?

      – Non.

      – Et vous ne m'avez pas dit l'accident?

      – Quel accident?

      – La petite à qui M. de Kervigné s'intéresse…

      – Annette Laïs?

      – Un nom de prédestinée! Elle passe en ange au dernier acte, ou en papillon, ou en âme, je ne sais pas… enfin, elle est censée voltiger à quatre mètres du sol. Le fil de fer a rompu…»

      Je me levai tout droit.

      «Eh! eh! fit le Josaphat. Un spasme! Va-t-il nous jouer quelque tour? Bigre!»

      Ma cousine poussa un cri, et je n'entendis plus rien.

      X.

      LE FEU PREND A JOSAPHAT

      Cette seconde syncope dura quelques minutes à peine. Le docteur Josaphat était en train de me poser sa chaîne électrique à la nuque, quand je repris mes sens.

      «Voilà! dit-il avec l'entière bonne foi qui le caractérisait. Nous ne savons pas le premier mot de cette science nouvelle, et déjà nous opérons des miracles. Quand nous saurons, nous ne ferons plus que des sottises.»

      Aurélie était penchée sur moi. Je la reconnus et je lui souris. Elle appuya ma main contre son cœur, à la grande édification de Josaphat.

      «Pour vous finir, reprit le docteur, M. de Kervigné était là-bas auprès d'Annette comme vous êtes ici, en tout bien tout honneur. Ces petites ont la vie dure comme des chats. Elle en sera quitte pour une semaine ou deux de repos, ensuite de quoi elle recommencera.»

      Je poussai un long soupir, dont Aurélie s'attribua le bénéfice, et je refermai les yeux. J'avais un moment de repos, presque de bien être. J'écoutai sans fatigue aucune le récit d'un petit scandale de la rue Saint Dominique, que le docteur débita avec beaucoup d'esprit. Il termina sa visite par la description d'un instrument à cordes qu'il avait inventé à ses heures de loisir et partit comme un trait pour voir le dernier acte de Guido, joué par tous les élèves de Ballanciel, à l'Ecole panharmonique. Le hautbois, nous dit-il, avait introduit dans l'accompagnement du finale un dessin fugué d'après ses propres idées sur la juxtassonnance. Il promit de revenir le lendemain matin, à la première heure, pour voir s'il se serait produit dans mon état quelque changement curieux.

      «Quel garçon! me dit cette bonne présidente, après l'avoir reconduit. Quel système! Tu dois te sentir un peu mieux. Il n'a pas d'inquiétudes du tout: il en a vu bien d'autres! Partout ailleurs que chez nous, tu ne l'aurais pas ainsi; car il refuse de vingt ou trente clients tous les jours. Mais il a de la sympathie pour moi: il m'a connue toute jeune femme et je le regarde presque comme un frère aîné.»

      Le docteur Josaphat pouvait avoir trente ans. Ma cousine était évidemment sur cette pente heureuse où chaque jour vous rajeunit de vingt-quatre heures. La fantaisie, à cet égard, n'a pas de bornes. Ma cousine remontait en triomphe vers son adolescence. Elle attendait la cinquantaine pour s'avouer mineure. C'est là une façon de tomber en enfance que tout le monde connaît, mais qui étonne toujours.

      Il ne faut pas croire que le docteur Josaphat fût un ignorant ou même un charlatan, condition qui n'est pas exclusive de la science. Il savait beaucoup, il était fort


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