Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur

Nouvelles Asiatiques - Gobineau Arthur


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et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna l'officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l'oreille:

      – Peste! je suis un heureux coquin! J'ai un rendez-vous!

      – Avec qui?

      – Avec la Fleur des Pois! Je te raconterai tout demain. Mais, attention! Il ne faut plus que je me grise!

      – Non! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.

      – La tête! le cœur! les sens! l'esprit par-dessus le marché! La bonne histoire! la bonne histoire! J'en ferai mon brosseur de cette petite personne! Je l'emmènerai à Bakou, et nous donnerons des soirées d'artistes! Mais, motus! Soyons discrets comme des troubadours jusqu'à demain matin.

      Les nouvelles santés qu'on porta en foule, aidées de l'éclat des yeux des Splendeurs de la Beauté, de Djemylèh et de Talhemèh, car Omm-Djéhâne se tint à part, sous la protection des deux graves Musulmans qui, sans en avoir l'air, étendirent vers elle une protection fort efficace; le bruit épouvantable, les danses qui recommencèrent et se poursuivirent encore quelques heures, toutes les délices de cette soirée, enfin, eurent le résultat qu'on en devait attendre. Le gouverneur fut porté dans son lit; le maître de police gagna le sien sur les épaules de quatre hommes; une moitié des officiers dormit sur le champ de bataille, l'autre joncha les rues de corps généreux, mais vaincus. Les trois danseuses rentrèrent ou ne rentrèrent pas au logis: on n'a jamais su au juste ce qui était advenu de ce détail. Omm-Djéhâne, seule, regagna paisiblement la demeure commune sous la protection des amis qu'elle s'était assurés, et qui la quittèrent en maudissant de tout leur cœur les ignobles pourceaux de chrétiens que la prudence les obligeait de ménager. Pour Assanoff, ayant reconduit Moreno jusqu'à leur habitation, la maison de poste, et voyant que l'heure du rendez-vous était à peu près arrivée, il se hâta et courut se placer contre la porte des danseuses, sans donner d'ailleurs aucun signe de vie, ainsi qu'Omm-Djéhâne le lui avait recommandé.

      La rue était déserte et complètement silencieuse, la nuit sombre; il s'en fallait de trois heures environ que l'aube ne pointât. On était au commencement de septembre. Il avait plu dans la journée; il ne faisait pas chaud. Mais l'attente fut courte. Assanoff, qui était tout oreilles, entendit marcher dans la maison; l'huis s'entr'ouvrit doucement. On demanda tout bas:

      – Etes-vous là?

      Il passa le bras à travers la fente de la porte, saisit une main qui s'avançait et répondit:

      – Sans doute! Comment n'y serais-je pas? Suis-je une bête!

      Omm-Djéhâne attira l'officier dans l'intérieur et referma le battant sans bruit comme elle l'avait ouvert; puis, précédant son hôte, elle traversa à la hâte la petite cour centrale du logis, d'où ils entrèrent dans la salle principale. Là, se trouvaient des divans contre les murs, quelques chaises et une table sur laquelle brûlait une lampe.

      Omm-Djéhâne se tourna vers l'officier et le regarda d'un air si arrogant, qu'il fit involontairement un pas en arrière. Alors, il contempla, stupéfait, la jeune fille. Elle avait ôté sa toilette de danseuse; elle était vêtue comme une femme noble du Daghestan et portait à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau. Soit hasard, soit intention, sa main droite se porta un instant vers ses armes. Elle montra une chaise à Assanoff d'un geste impérieux, et s'assit elle-même sur le divan à quelques pas de lui. Elle tenait à la main ce chapelet avec lequel elle avait accompli les cérémonies de l'istikharêh, la première fois qu'on l'a vue apparaître en personne dans ce récit, et, pendant l'entretien qui va suivre, elle revint souvent aux grains de corail et les fit rouler et glisser entre ses doigts.

      – Sois le bienvenu, Mourad! Depuis quatre ans je demande sans cesse à ce chapelet si je vais te voir; aujourd'hui il me l'a assuré; c'est pourquoi je suis allée chez le gouverneur, et te voilà!

      – A la façon dont tu me reçois, je ne comprends pas trop ce que je viens faire ici.

      – Tu vas le comprendre, fils de ma tante.

      – Que veux-tu dire?

      – J'avais quatre ans et tu en avais douze, je me rappelle et tu as oublié! Ah! fils de mon sang, frère de mon âme, s'écria-t-elle tout à coup avec une explosion passionnée et en étendant ses mains frémissantes vers le jeune homme; est-ce que, quand tu dors, tu ne vois pas notre aoûl, notre village, sur son pic de rochers, montant droit au milieu de l'azur du ciel, avec les nuages au-dessous de lui, dans les vallons pleins d'arbres et de pierres? Tu ne vois donc plus le nid où nous sommes nés, bien au-dessus des plaines, bien au-dessus des montagnes communes, bien au-dessus des hommes esclaves, parmi les demeures des oiseaux nobles, au sein de l'atmosphère de Dieu? Tu ne les vois donc plus, nos murailles protectrices, nos tours penchées sur les abîmes, nos manoirs en terrasses, montant les unes au-dessus des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir l'ennemi de plus loin? Et leurs toits plats où nous dormions l'été, et les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui d'Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayeshah, Loulou, Péry, la petite Zobeydêh, que sa mère portait dans ses bras! Ah! misérable lâche! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l'aoûl a brûlé sur eux!

      Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les mains sur ses genoux, qu'il tint fortement serrés. Mais il ne prononça pas un mot. Omm-Djéhâne continua d'une voix sourde:

      – Tu ne rêves donc jamais la nuit? Tu te couches, et le sommeil te prend, et tu restes là, n'est-ce pas, comme une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu'au matin, jusqu'au milieu du jour, si l'on veut. Au fond, tu fais bien! Ta vie entière n'est qu'une mort! Tu ne te rappelles rien? rien du tout? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela? Non! tu ne le sais pas! Je vais te le dire: mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l'arbre de gauche en montant le sentier; ton père à toi, mon oncle, cloué d'un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas? Tu n'avais que douze ans; mais moi j'en avais quatre et je n'ai rien oublié! Non, rien! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement-là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi!

      Assanof eut un frisson glacial dans les os; il lui sembla sentir les pieds ballants de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.

      – Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons échappés par hasard à l'incendie et au massacre. On t'envoya à l'École des cadets à Pétersbourg et on t'éleva, comme disent les Francs! On t'enleva ta mémoire, on t'enleva ton cœur, on te prit ta religion, sans même se soucier de t'en donner une autre; mais on t'apprit à bien boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche, les joues marbrées de bleu, un homme? Non! Une guenille! Tu le sais toi-même.

      Assanoff, humilié, maté par cette fille et par les images, surtout, par les images trop exactes, trop crues, trop vraies qu'elle évoquait devant lui, Assanoff essaya de se défendre.

      – J'ai pourtant appris quelque chose, murmura-t-il, je sais mon métier de soldat, et on ne m'a jamais accusé de manquer de courage. Je ne fais pas honte à ma famille, j'ai de l'honneur!

      – De l'honneur? Toi! s'écria Omm-Djéhâne avec le dernier emportement; va raconter ces billevesées aux gens de ta sorte! mais ne pense pas m'imposer avec ces grands mots. N'ai-je pas été nourrie aussi par les Russes? L'honneur! C'est de vouloir être cru quand on ment, de vouloir passer pour honnête quand on n'est qu'un coquin, et de vouloir être tenu pour loyal quand on vole au jeu. Si l'on rencontre un drôle de son espèce, tous deux, gens d'honneur, on se bat et on est tué justement le jour où, par hasard, on n'avait pas tort. Voilà ce que c'est que l'honneur; et si tu en as vraiment, fils de ma tante, tu peux te considérer comme un Européen parfait, méchant, perfide, larron, assassin, sans foi, sans loi, sans Dieu, un pourceau ivre de toutes les ivresses imaginables et roulé dans tous les bourbiers du vice!

      La virulence de cette sortie parut à Assanoff


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