Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur
avis, on a fait de moi un homme civilisé; je le suis devenu. Il faut que je le reste. Tu ne me prouveras pas que je fasse aucun mal, en vivant à la façon de mes camarades. D'ailleurs, pour ne te rien cacher, je m'ennuie; je ne sais pas pourquoi, rien ne me manque, tout me manque. Si une balle veut de moi, je l'épouse. Si l'eau-de-vie m'emporte, grand bien lui fasse! C'est tout ce que je désire… Tiens! Omm-Djéhâne, je suis content de te voir. Pourquoi n'es-tu pas restée chez la générale? Cela valait mieux que cette maison.
– Cette femme, répondit la danseuse avec l'accent de la haine et du mépris, cette femme! Elle a eu l'insolence de déclarer plusieurs fois, et devant moi, qu'elle voulait remplacer ma mère! Elle a dit plusieurs fois, et devant moi, que les Lesghys n'étaient que des sauvages, et, un jour, où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien, elle a ri. Cette femme, elle m'a prise une fois par le bras et mise hors de la chambre comme une servante, parce que j'étais montée sur un fauteuil, étant trop petite pour atteindre à leurs idoles, les jeter en bas! D'ailleurs, tu le sais bien! c'est son mari qui avait mené les troupes contre notre aoûl!
Omm-Djéhâne se tut une minute, et tout à coup s'écria:
– Je n'attendais que le jour où je me sentirais assez forte! Six mois plus tard, je lui tuais ses deux filles!
– Tu n'y vas pas de main morte, dit Assanoff en riant. Heureusement que tu t'es laissé deviner, et on t'a chassée à propos.
Il parlait d'un ton léger qui ne contrastait pas mal avec celui de la minute précédente. Omm-Djéhâne le considéra une seconde sans souffler mot, puis elle étendit le bras sur le divan, prit un târ, une mandoline tatare qui était jetée là, et, d'un air distrait, se mit à l'accorder; peu à peu, sans paraître y vouloir mettre aucune intention, elle commença à jouer et à chanter. Sa voix était d'une douceur infinie et pénétrante à l'extrême. Elle chanta d'abord très bas et à peine l'entendait-on. Il semblait que ce n'étaient que des accords isolés, des notes se suivant sans qu'aucune intention les enchaînât les unes aux autres. Insensiblement, un air déterminé se détacha de cette mélodie indistincte, absolument comme du fond d'un brouillard naît, s'avance peu à peu et se fait reconnaître une apparition éthérée. Saisi par une émotion irrésistible, par une curiosité violente, par un souvenir tout-puissant, Assanoff releva la tête et écouta. Oh! il était visible qu'il écoutait de toutes ses oreilles et de toute son intelligence, de tout son cœur, de toute son âme!
Au chant se mêlèrent bientôt des paroles. C'était une poésie lesghy; c'était, précisément, l'air que les filles de la tribu chantaient avec le plus de plaisir et le plus souvent quand Assanoff était enfant. On connaît assez le pouvoir souverain, la magie victorieuse que ce genre d'influence exerce, en général, sur les hommes nés dans les montagnes, au sein de petites sociétés, où, les distractions étant peu nombreuses, la mémoire qu'on en conserve reste à jamais souveraine de l'imagination. Les Suisses ont le Ranz des Vaches, et les Écossais l'Appel de la cornemuse. Assanoff se trouva saisi par une force toute pareille.
Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein d'une accumulation d'escarpements présentant l'aspect le plus singulier et le plus grandiose qui se puisse contempler. C'est un assemblage de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées profondes, et s'élevant, sur des bases étroites, jusqu'à la région des nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques, plateaux étroits où l'on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent avoir leur nid, se posent, s'accrochent comme ils peuvent, les villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n'ont jamais connu que le combat, le pillage et la destruction. Les Lesghys se tiennent là, toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l'attaque, voyant de loin, surveillant tout.
La chanson d'Omm-Djéhâne évoqua, jusqu'à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l'aoûl paternel devant l'âme ébranlée d'Assanoff. Il revit tout, tout ce qu'il avait ou croyait avoir oublié. Tout! La muraille fortifiée de l'extérieur, les précipices dont son œil d'enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis! Rien ne resta qu'il n'eût revu! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s'entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l'emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d'un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les Lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l'âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu'il avait de vertus, tout cela était encore tatar, comme le meilleur de son sang.
Que devint Mourad, fils de Hassan, l'officier d'ingénieurs au service de Sa Majesté Impériale, l'ancien élève de l'École des cadets, le lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une danse lente et vigoureusement rythmée? il quitta sa chaise, se jeta par terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement crispées dans ses cheveux, et, à travers les larmes qui obscurcissaient ses regards, suivit avec une avidité douloureuse les mouvements de la danse, absolument comme il avait fait pour Forough-el-Husnêt, mais avec bien plus d'anxiété, bien plus de passion, on le peut croire. Et ce qui est vrai également, c'est qu'Omm-Djéhâne dansait d'une bien autre manière que sa maîtresse! Ses pas signifiaient plus, ses gestes, encore plus réservés, saisissaient davantage; c'était la danse de l'aoûl, c'était la chanson de l'aoûl; il sortait de la personne entière de la jeune fille une sorte de courant électrique enveloppant de toutes parts son parent. Soudain, brusquement, elle s'arrêta, cessa de chanter, jeta le târ sur les coussins, et s'accroupissant à côté d'Assanoff et lui jetant les bras autour du cou:
– Te souviens-tu? dit-elle.
Il sanglota tout à fait, poussa des cris d'angoisse, cacha sa tête dans le sein et entre les genoux de sa cousine. C'était pitié que de voir ce grand garçon secoué par une pareille douleur.
– Tu te souviens donc? poursuit la Lesghy. Tu vois comme tu me retrouves? J'ai été la servante des Francs, je me suis enfuie; j'ai été la servante des Musulmans, on m'a battue; j'ai couru les bois; j'ai failli mourir de faim et de froid; je suis ici, je n'y veux pas rester … tu comprends bien pourquoi… Toi-même, pourquoi es-tu venu cette nuit? Vois-tu, tu comprends bien? On veut me vendre à un Kaïmakam, quelque part en Turquie; j'ai accepté crainte de pis et pour qu'on ne me tourmente plus. Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi! Garde-moi près de toi, fils de mon oncle, Mourad, mon amour, mon bien, ma chère âme, sauve-moi!
Elle lui prit la tête et l'embrassa avec passion.
– Je te sauverai, répondit vivement Assanoff; je veux bien que tous les diables m'étranglent, si je ne te sauve pas! Tu es toute ma famille! Ah! les Russes! que le ciel les confonde! Ils m'ont tout tué, ils m'ont tout brûlé, ils m'ont tout détruit! Mais je leur rendrai au centuple le mal dont ils m'ont accablé, et toi aussi! Veux-tu que je déserte?
– Oui, déserte!
– Veux-tu que nous allions dans la montagne rejoindre les autres tribus rebelles?
– Oui, je le veux!
– Sur mon honneur, je le veux aussi! Et cela sera tout de suite, c'est-à-dire dans le jour de demain ou plutôt dans le jour d'aujourd'hui, car l'aurore va naître! Nous redeviendrons ce que nous sommes, des Lesghys et libres! Et je t'épouserai, fille de ma tante, et tu seras sauvée et moi aussi! Car, en définitive, je suis tatar, moi! Qu'y a-t-il de commun entre Mourad, fils d'Hassan-Bey et tous ces messieurs francs! Est-ce que je ne sais pas ce qu'ils valent? As-tu lu Gogol? Voilà un écrivain! Et qui les arrange comme ils le méritent! Oh! les canailles!
Et se relevant tout à coup, il parcourut la chambre à grands pas, livré à un accès de frénésie. Puis il s'arrêta devant Omm-Djéhâne, la regarda fixement, lui prit les deux mains et lui dit:
– Tu