Nouvelles Asiatiques. Gobineau Arthur

Nouvelles Asiatiques - Gobineau Arthur


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pas être trompée. Elle dit ces mots rudement; ses yeux qui, déjà, n'étaient pas naturellement à fleur de tête, mais un peu tragiquement enfoncés sous un frontbombé, semblèrent se creuser davantage, et toute l'expression de son visage fut si parlante, que les Splendeurs de la Beauté répondit avec conviction:

      – Comment veux-tu que l'on s'y joue? On aurait, je crois, fort à faire.

      Omm-Djéhâne ne répondit rien. Elle attacha son regard sur le plancher et tomba dans la rêverie. Sa maîtresse, saisie d'une docilité si merveilleuse, lui passa le bras autour du cou et allait l'embrasser, quand la petite servante sale entra.

      – Madame, dit-elle, le seigneur maître de police vous envoie dire qu'il faut venir ce soir chez le gouverneur avec Djemylèh et Talhemèh pour danser.

      – Est-ce qu'il y a une fête?

      – Il y a des hôtes étrangers.

      – Des officiers?

      – Des officiers. C'est son domestique qui me l'a dit Mais il y aura aussi des Musulmans, Aga-Khan et Shems-Eddyn-Bey.

      – Sais-tu si Grégoire Ivanitch y sera?

      – Je ne sais pas; mais le seigneur maître de police dit qu'il faudra mettre vos plus beaux habits; vous aurez de grands cadeaux.

      La petite souillon sortit.

      – De grands cadeaux, de grands cadeaux! c'est facile à dire, murmura les Splendeurs de la Beauté; on ne manque jamais de m'en promettre autant chaque fois, et, si j'y croyais, je mourrais de faim. Enfin, on ira, c'est clair. Comment s'en empêcher? Pour toi, mes yeux, puisque te voilà comme mariée à un Kaïmakam, tu n'as pas besoin d'amuser ces chiens, et tu peux rester ici, si cela t'arrange.

      – Cela ne m'arrange pas du tout; j'irai au contraire avec vous et les autres chez le gouverneur. Voyez! je viens de faire trois fois de suite l'istikharêh pendant que vous parliez à Dourr-al-Zemân (la Perle du Temps, c'était le nom authentique de la jeune maritorne), et trois fois j'ai eu le même nombre de grains.

      Elle montrait son chapelet qu'elle serrait des deux mains; elle balbutia entre ses dents un bout de prière et se leva. Les Splendeurs de la Beauté ne trouva absolument rien à répliquer à un argument aussi fort que celui d'une décision de l'istikharêh, et comme elle venait de se donner des fatigues inusitées, elle rentra dans sa chambre pour dormir jusqu'à l'heure de sa toilette, laissant Omm-Djéhâne réfléchir, s'il lui plairait, à la nouvelle aventure, où la vie déjà si agitée de cette dernière semblait se trouver entraînée.

      Il était parfaitement exact que le gouverneur de Shamakha avait l'intention de se mettre en frais. Il donnait à dîner à deux officiers voyageurs en route pour Bakou, le lieutenant Assanoff et le cornette Moreno, et, à cette occasion, il avait invité les officiers du bataillon d'infanterie en garnison dans la ville et son ami de cœur, le maître de police.

      Assanoff et Don Juan, pour être arrivés plus tard que l'Ennemi de l'Esprit, étaient arrivés pourtant, un peu fatigués, un peu ennuyés du voyage, mais d'autant plus heureux de se trouver près du but, car Shamakha n'est pas loin de Bakou. Ils étaient à peine restés quelques heures à Tiflis. L'autorité supérieure les avait engagés à rejoindre sans retard leurs corps respectifs, attendu qu'il était question de mouvements sérieux dans le Daghestan. C'était une perspective consolante pour Moreno. A mesure qu'il s'éloignait de l'Espagne et de la femme qu'il aimait, le découragement des premières heures se transformait en une résignation maladive, qui lui détruisait le prix de la vie. Il sentait que son existence antérieure était finie, et il n'éprouvait aucun désir d'en ressaisir une nouvelle. Hérodote raconte qu'en Égypte, autrefois, l'armée se trouvant mécontente des façons d'agir du souverain, les hommes de la caste guerrière prirent leurs armes, formèrent leurs bandes et s'en allèrent gagnant la frontière. Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après eux et leur dirent: «Que faites-vous? Vous abandonnez vos familles? Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de biens?» – Ils répondirent fièrement: «Des biens? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d'en conquérir de meilleurs! Des maisons? On en bâtit. Des femmes? Il en existe dans tout l'univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d'autres fils!» Puis, sur cette réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.

      Moreno n'était pas un de ces rudes manieurs d'épée, dont l'espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs, soit délicatesse et faiblesse plus grande de l'imagination et du cœur, il existe peu d'hommes aujourd'hui, dont le bonheur et la force vitale ne résident en dehors d'eux-mêmes, dans un autre être ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l'embryon: il reçoit ce qui le fait vivre d'un foyer de vie qui n'est pas le sien, et, si on l'en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible, qu'il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu jusqu'alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l'effet d'un rêve, d'un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui s'agitait autour d'eux; mais outre que l'ingénieur n'y apercevait rien que de naturel, ce qui le faisait passer légèrement sur les points les plus dignes de commentaires, il était d'humeur inconstante et ne savait suivre ni une explication, ni un raisonnement. Cependant Moreno s'attachait à lui. L'ivrognerie flagrante d'Assanoff le rebutait; sa gaîté le ramenait. Assanoff avait l'esprit brouillon, mais il avait de l'esprit; il divaguait à l'ordinaire, mais en quelques rencontres il montra du cœur. Pendant la longue route et l'interminable tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut vivement ému des malheurs de l'exilé et montra une tendresse presque féminine pour l'amant. Quelquefois, parlant de lui-même, il avouait n'être, à son avis, qu'un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais de reconnaître chez Moreno la supériorité de l'intelligence et du caractère.

      On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours question d'un généreux émir, d'un brave Bédouin, ou, à tout le moins, d'un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien. A l'occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître, après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception s'est si bien emparée de l'imagination des Occidentaux, qu'on la trouve encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l'a consacrée par les personnages des deux serviteurs sarrasins du templier Brian de Boisguilbert. C'est parce que, en réalité, cette fiction repose sur un fond assez vrai. Le cœur et l'imagination, mobiles uniques du dévouement, tiennent une place énorme dans l'organisation des Asiatiques; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de beaucoup sacrifiés à ce qu'ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l'aimait pour tout de bon et sans se défendre.

      Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu'il eût manqué cette occasion! Il était tellement en verve, qu'il se serait surpassé lui-même, si les observations de Don Juan ne l'eussent un peu contenu, de sorte qu'il en resta à un visage enflammé, avec une démarche légèrement titubante et un décousu de discours encore plus prononcé qu'à l'ordinaire. Pour ne pas contrarier Moreno, il s'arrêta à cette limite. Au sortir de table, on passa dans le salon, où l'on se mit à fumer. Au bout d'une demi-heure, deux des personnages marquants de la population indigène firent leur entrée au milieu de ces officiers, dont la plupart étaient dans un état plus avancé que celui d'Assanoff. Agha-Khan et Shems-Eddyn-Bey saluèrent avec dignité et avec l'affabilité la plus aimable tous les assistants, sans paraître s'apercevoir le moins du monde de rien d'irrégulier. Ils s'assirent, après avoir refusé des pipes et déclaré qu'ils ne fumaient pas. La retenue en toutes choses et la sobriété étaient alors à la mode par esprit de contraste et recommandées aux Musulmans du Caucase. Au bout de quelques instants, on annonça les danseuses. Le gouverneur ordonna de les introduire. Elles parurent.

      Les Splendeurs de la Beauté marchait en tête, puis venait Omm-Djéhâne, suivie de Djémylèh et de Talhemèh, deux jeunes


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