Les origines de la Renaissance en Italie. Gebhart Emile

Les origines de la Renaissance en Italie - Gebhart Emile


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Cathares, les Vaudois, les Patarins remplissent de leurs missionnaires la Lombardie et la Toscane; à la fin du XIIe siècle, les Manichéens s'avancent jusqu'à Orvieto. Les Fraticelli, qui procèdent de saint François, forment encore, aux XIIIe et XIVe siècles, une communion isolée. Aucune de ces doctrines singulières, fondées sur une métaphysique tout orientale, ou le renoncement absolu aux biens de la terre et à la joie, ne pouvait être populaire parmi les Italiens. Tandis que l'Inquisition, dans le Languedoc, à Marseille, à Cologne, en Allemagne, à Londres, multiplie les procès pour simple cause de foi, et, cent ans après la croisade de l'Albigeois, brûle des misérables pour avoir salué, pour avoir vu seulement —vidisse– des hérétiques, avoir lu ou gardé un livre mauvais, ou même mal pensé de la religion, —quod de religione male sentirent73, – en Italie, elle allume ses bûchers pour Dolcino de Novare et François de Pistoja, qui ont prêché l'abolition de la propriété individuelle; elle brûle à Florence, en 1327, le poëte Cecco d'Ascoli, pour astrologie et nécromancie74; en 1452, à Bologne, le prêtre Nicolas de Vérone, condamné pour sorcellerie, est enlevé par la foule et sauvé au pied même du bûcher. Le saint Office fut plus heureux avec Savonarole. On sait que ce grand chrétien fut la victime, non point de ses doctrines religieuses, mais de ses entreprises politiques; il tomba avec le parti démagogique et monacal dont il avait imposé le joug à Florence; il paya de sa vie, sous un pape sceptique, trois siècles de satires et de libre critique sur la papauté75.

      Celle-ci, en effet, n'avait guère été ménagée par les Italiens, et le père commun de la chrétienté avait étonnamment pâti de la franchise de ses enfants les plus chers. Dante n'avait pas craint d'enfermer le pape Anastase dans les sépulcres ardents des hérésiarques, et de réserver, au cercle de la simonie, une place pour Boniface VIII, dans le puits où il enfonçait d'abord Nicolas III76. En plein Paradis, il avait prêté à saint Pierre lui-même ces paroles gibelines: «Celui qui, sur la terre, usurpe mon siége, mon siége vacant devant le Fils de Dieu, a fait de mon tombeau un cloaque de sang et de pourriture!» Et Pétrarque, reprenant cette vive image, compare la cité papale d'Avignon «à un égout où viendraient se réunir toutes les ordures de l'univers77». «On y méprise Dieu, dit-il, on y adore l'argent, on y foule aux pieds les lois divines et humaines, on s'y moque des gens de bien78.» Ici, Judas, avec ses trente deniers, serait le bienvenu, et le Christ pauvre serait repoussé. Les Italiens, qui tourmentent si cruellement le pape dans Rome, ne peuvent se consoler de l'exil de la papauté sur les bords du Rhône. Invectives violentes, objurgations, prières, légendes malicieuses, pendant soixante-dix ans ils n'épargnent rien pour ramener le pontife dans la ville Éternelle. «Vous avez élu un âne», dit un cardinal à l'issue du conclave qui vient de nommer Benoît XII; et Villani est trop heureux de rapporter le propos79. «C'était un grand mangeur et un buveur d'élite, potator egregius», écrit sur le même pape Galvaneo della Fiamma80. L'Italie invente alors le proverbe Bibere papaliter. La vieille satire gauloise sur le clergé, les médisances de Boccace sur les moines ne sont que jeux d'enfants auprès de cette ironie qui flagelle audacieusement la face du Saint-Père. Le franciscain Jacopone de Todi fait retentir l'Italie entière d'une chanson terrible contre Boniface VIII. «O pape Boniface! tu as joué beaucoup au jeu de ce monde; je ne pense pas que tu en sortes content. – Comme la salamandre vit dans le feu, ainsi dans le scandale tu trouves ta joie et ton plaisir.» Boniface le jeta dans un cachot du fond duquel l'indomptable moine lança un jour au pontife qui se penchait vers les barreaux une prophétie de défi. Catherine de Sienne, la fiancée du Christ, sollicite Grégoire XI de quitter Avignon; tantôt elle l'appelle tendrement «mon doux Grégoire», «mon doux père», «mon grand-père», – le pape avait trente-six ans; – tantôt elle le rudoie, lui ordonne d'avoir le courage viril, lui fait honte de sa lâcheté, lui rappelle la parole divine: «Qu'il faut qu'un homme meure pour le salut du peuple.» Bientôt commence le schisme d'Occident, et cette femme extraordinaire, à la vue du péril, crie tout haut le mot de réformation; elle enjoint à Urbain VI de se réformer lui-même le premier, puis ses cardinaux, qui «remplissent le jardin de l'Église de fleurs empoisonnées»; elle dénonce les scandales de la cour pontificale aussi hardiment que Pétrarque. Un jour qu'elle envoie au pape des oranges confites, elle lui conseille de s'adoucir pareillement «par le miel et le sucre de la charité». Jusqu'à la fin de sa vie, elle gourmandera le Saint-Siége, et ce fut le malheur de l'Église de ne lui avoir point obéi81.

      Jacopone mourut dans son couvent, la nuit de Noël, au chant du Gloria in excelsis, et fut béatifié82. Catherine de Sienne mourut à Rome et fut canonisée. L'Église consacra en ces deux mémoires la tradition d'amour et de liberté qui est, au moyen âge, l'âme du christianisme italien.

V

      Saint François d'Assise et sa descendance apostolique, qui dominent dans cette tradition, représentent bien la conscience religieuse de l'Italie. Si l'ordre des franciscains a eu, dans la péninsule, une étonnante popularité, s'il a, pour ainsi dire, formé une Église dans l'Église, c'est qu'il répondait aux aspirations profondes de tout un peuple. Échapper à la prise étroite de l'autorité sacerdotale; aller droit à Dieu et converser familièrement avec lui, face à face; goûter librement, avec plus de tendresse que de terreur, les choses éternelles et s'endormir dans une paix enfantine sur le cœur du Christ, telle fut l'œuvre de saint François. Il sut accomplir ce miracle, plus singulier que la conversion du loup très-féroce de Gubbio, de revenir, sans schisme, à la simplicité de l'âge évangélique, et, dans l'enceinte même de l'Église romaine, de permettre au fidèle d'être, sans hérésie, son propre prêtre et l'artisan de sa foi. La révélation du pénitent d'Assise est fondée sur cette doctrine, conforme au christianisme originel, qu'aux yeux de Dieu toutes créatures sont égales, qu'il n'y a point de hiérarchie dans l'ordre des âmes, et que, ainsi qu'il est écrit dans les Fioretti83, «toutes vertus et tous biens sont de Dieu et non de la créature; nulle personne ne doit se glorifier en sa présence; mais si quelqu'un se glorifie, qu'il se glorifie dans le Seigneur.» Y a-t-il un culte meilleur que l'élan spontané de l'âme vers Dieu, et le dialogue intime qui s'échange entre le père et ses enfants? «Saint François était une fois, au commencement de son ordre, avec frère Léon, dans un couvent où ils n'avaient pas de livres pour dire l'office divin. Quand vint l'heure de matines, saint François dit à saint Léon: «Mon bien-aimé, nous n'avons pas de bréviaire avec lequel nous puissions dire matines; mais, afin d'employer le temps à louer Dieu, je parlerai et tu me répondras comme je t'enseignerai84

      S'il eut l'esprit libre, c'est que l'amour possédait son cœur. Ses poésies, comme sa vie, ne sont qu'un chant d'amour:

      In foco l'amor mi mise;

      il est dans la fournaise, il se meurt de douceur. A force d'amour, il chancelle comme un homme ivre, il rêve comme un fou85. Jésus lui a volé son cœur: «O doux Jésus! dans tes embrassements donne-moi la mort, mon amour.» «Mon cœur se fond, ô amour, amour, flamme de l'amour86!» Il ne fait plus qu'un avec le Sauveur, dont les stigmates sont marqués sur ses mains et sur ses pieds; comme lui, il a ses témoins, ses apôtres qui vont porter dans toute l'Italie et jusqu'au bout du monde la bonne nouvelle d'Assise. «Le Christ, disent les franciscains, n'a rien fait que François n'ait fait, et François a fait plus que le Christ87.» Les âmes italiennes, auxquelles il a ouvert un champ infini de mysticisme, attendent sans angoisse, à l'ombre même de l'Église, la rénovation de l'Église.

      L'espérance d'une troisième loi religieuse, la loi de l'Esprit et de l'Amour, qui devait remplacer


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<p>73</p>

V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 106, 118. – Hauréau, Bernard Délicieux et l'Inquisition albigeoise.

<p>74</p>

Villani, X, 39.

<p>75</p>

V. Burckhardt, Die Cultur der Renaissance in Italien. 2e édit., p. 371. – Villari, Girol. Savonarola, t. II, cap. XI.

<p>76</p>

Inf. XIX.

<p>77</p>

Epist. famil., XII, 2.

<p>78</p>

Epist. sine titulo, IX.

<p>79</p>

Lib. X, c. 21.

<p>80</p>

Muratori, Scriptor., XII, col. 1009.

<p>81</p>

Lettere, passim.

<p>82</p>

V. Ozanam, Poëtes franciscains, c. IV.

<p>83</p>

VIII.

<p>84</p>

Fioretti, VII.

<p>85</p>

Poëme attribué à saint François par saint Bernardin de Sienne. Op., t. IV. Serm. 4.

<p>86</p>

V. J. Görres, Der Heilige Franciskus von Assisi, ein Troubadour. Strasbourg, 1826.

<p>87</p>

V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 117.