Les origines de la Renaissance en Italie. Gebhart Emile

Les origines de la Renaissance en Italie - Gebhart Emile


Скачать книгу
C'est Accurse et ses fils, Jacopo d'Arena, Cino de Pistoie, Barthole et Baldo, qui illustrent alors les écoles. Au XIVe siècle, c'est toujours le droit qui fait, pour les Italiens, le fond d'une éducation libérale. A quatorze ans, Pétrarque commence à Montpellier son cours de Pandectes; il l'achève à Bologne, au pied de la chaire de Jean d'André, où s'assied quelquefois, cachée par un rideau, la fille savante du professeur, la belle Novella. Mais il est curieux d'observer à quel point l'un des Italiens qui fut, après Dante, le plus profondément imprégné de scolastique, Savonarole, a l'esprit libre dès qu'il sort de la logique pure. Ce dominicain, ce thomiste, a enseigné, à l'issue même de son noviciat, la philosophie péripatéticienne56. Il a résumé fidèlement, en un manuel scolastique, la doctrine générale de l'École57. Et cependant, il échappe sans cesse à Aristote, dont il rejette la théorie de l'âme58. «Certaines personnes, dit-il, sont tellement pliées au joug de l'antiquité et ont si bien asservi la liberté de leur intelligence, que non-seulement elles ne veulent rien affirmer de contraire aux vues des anciens, mais qu'elles n'osent rien avancer qui n'ait été dit par eux59.» Son traité du Gouvernement commence par une paraphrase exacte de la Politique d'Aristote, dont il reproduit les jugements sur les formes diverses des sociétés, sur la tyrannie, ses caractères et ses misères, et dont il traduit les plus vives maximes60. Mais, par une rapide évolution, il se dérobe à la ligne péripatéticienne de son modèle, et conclut par une théorie de la démocratie théocratique et la démonstration de ce paradis terrestre où il essaya d'enfermer Florence et sur le seuil duquel il mourut martyr61.

III

      L'Italie n'a donc point souffert du mal intellectuel que les excès de la dialectique firent à l'esprit français. Quand le danger fut passé, dès la première heure de la Renaissance, elle jugea avec quelque ironie cette éducation despotique qui entravait si étroitement chez nous l'exercice de la raison. Pétrarque n'a point ménagé la scolastique. Il la dénonce partout où il la rencontre, dans «la ville disputeuse de Paris», contentiosa Parisios, et les bavardes argumentations de notre montagne latine62, dans les écoles pseudo-aristotéliques de l'averroïsme italien, le charlatanisme des médecins, les pompes ridicules des examens universitaires63. Il affirme qu'Aristote n'est pas la source de toute science64 et qu'aucune autorité n'est supérieure à la raison65. Enfin, il répète que l'œuvre de l'éducation est d'apprendre non pas à disputer, mais à penser. «Cura ut fias non ventosus disputator, sed realis artifex», écrit-il à un jeune homme66. Il accepte la dialectique comme une armure utile, une gymnastique de l'esprit. «Mais si on a raison de passer par là, on aurait tort de s'y arrêter. Il n'y a que le voyageur insensé auquel l'agrément de la route fait oublier le but qu'il s'était fixé67.» Il revient enfin, au nom même d'Aristote, dont il a pénétré, dit-il, l'esprit véritable, à cette pensée familière aux sages antiques, que la science vaut surtout par le progrès intérieur de l'âme du savant, et qu'il faut étudier seulement pour devenir meilleur68.

      Un demi-siècle s'était à peine écoulé depuis la mort de ce Pétrarque que l'on a justement surnommé «le premier homme moderne»69; les humanistes, dont il avait si ardemment encouragé l'effort, regardèrent derrière eux et l'aperçurent dans un lointain extraordinaire; oublieux de tout ce qu'ils lui devaient, ils le raillèrent, et avec lui Dante et Boccace, ces fondateurs de la Renaissance, en qui l'on ne voyait plus que les hommes des temps gothiques; tant le génie italien, dans son libre élan vers la science, se montrait impatient de toute tradition. Un roman curieux de cette époque, le Paradis des Alberti70, par Cino da Rinuccini, nous révèle le préjugé dédaigneux des lettrés qui se rient du Trivium et du Quadrivium, méprisent chacun des Sept Arts, la logique aussi bien que la musique et l'astrologie, ne s'intéressent qu'aux histoires de l'âge de Ninus, vénèrent Varron comme le plus grand des théologiens, et croient aux dieux païens plus dévotement qu'au Sauveur. Quant aux vieux poëtes de l'Italie, aux écrivains de langue vulgaire, qu'ont-ils laissé, selon le jugement des nouveaux docteurs? Des contes de nourrices. Certes, Pétrarque avait bien de l'esprit et l'âme très-libérale, mais il était jaloux de sa propre gloire, et se fût affligé d'être ainsi relégué parmi les scolastiques, lui qui aima si peu la scolastique et tenta d'en effacer la trace assez légère de l'éducation de ses contemporains.

IV

      Cette liberté, qui demeure intacte dans la vie intellectuelle des Italiens, tient d'ailleurs aux fibres secrètes de la conscience religieuse. Nous touchons, sur ce point, à un trait singulier de leur histoire morale. La façon dont ils entendent le christianisme et l'Église est le signe caractéristique de leur génie.

      Dans l'immense famille chrétienne, ils forment, au moyen âge, un groupe original auquel ne ressemble aucune nation. Ils n'ont ni la foi pharisaïque des Byzantins, ni le fanatisme des Espagnols, ni le dogmatisme sévère des Allemands et des Français. La métaphysique subtile, la théologie raffinée, la discipline excessive, l'extrême scrupule de la dévotion, la casuistique inquiète, toutes ces chaînes qui pèsent sur le fidèle et le rendent immobile dans la pénitence ou dans le rêve, ils ne les ont point supportées. Comparez saint François à saint Dominique, sainte Catherine à saint Ignace, Savonarole à Calvin ou à Jansénius. L'ultramontain, qui voit l'Église de très-loin, ne distingue en elle que le dogme, qui est immuable et inflexible. Il vit dans la contemplation d'une doctrine abstraite qu'il sait éternelle comme la vérité géométrique, et dans l'attente d'un jugement qu'il redoute, car il n'entend pas d'assez près la voix humaine du vicaire de Dieu, de celui qui lie et qui délie. L'angoisse de la vie future, de la région mystérieuse dont parle Hamlet, d'où pas un voyageur n'est revenu, le tourmente. Mais le jour où sa pensée, à force de creuser les replis du dogme, touche à l'incertitude, le jour surtout où le prêtre lui paraît un ministre indigne de la loi divine, il se révolte et se sépare; il sort de la vieille Église, mais il s'empresse d'en fonder une nouvelle, car l'habitude de la foi aveugle ne l'a point préparé à la pensée libre, et, dans le cercle indéfiniment élargi du christianisme, qu'il n'ose point franchir, il établit un schisme ou une hérésie.

      Tout autre est l'Italien. Pour lui, l'Église universelle est aussi l'Église d'Italie, et l'édifice où s'abrite la chrétienté est en partie son œuvre. Sur la chaire de saint Pierre, dans le Sacré-Collége, dans les grands instituts du monachisme, il se reconnaît lui-même; il sait quelles passions terrestres président au gouvernement des âmes et quels intérêts mobiles s'agitent sous le voile du sanctuaire. Il est bien moins frappé de l'autorité et de la fixité de la doctrine que des vertus ou des faiblesses de ceux qui l'enseignent. Comme il s'est convaincu que toutes les fragilités humaines ont accès dans la maison de Dieu, il y entre lui-même sans terreur et touche familièrement à l'arche sainte, sans craindre d'être foudroyé. Jamais peuple n'a plus librement façonné à sa propre image le dogme et la discipline catholiques, et nulle part l'Église de Rome ne s'est montrée plus indulgente à l'interprétation libre des consciences. Encore aujourd'hui, ils ne retiennent de la croyance et surtout de la pratique religieuse que les parties qui leur agréent, et font fléchir dans le sens du paganisme intime ou du mysticisme attendri la règle canonique de la foi. C'est pourquoi, dans les temps qui nous occupent, ils ne furent jamais tentés de rejeter comme un manteau trop lourd la religion traditionnelle. L'Italie n'a pas connu de grandes hérésies nationales; on ne vit en elle aucun soulèvement des âmes qui ressemblât aux profonds mouvements populaires provoqués par Valdo, Wicleff, Jean Huss ou Luther. Les deux Florentins que Dante aperçoit dans le cercle des hérésiarques71, Farinata et Cavalcanti, ne sont que des incrédules.


Скачать книгу

<p>56</p>

Acquarone, Vita di Frà Jeron. Savonar., t. I, p. 30. Gli pareva cosi di essere ricondotto alle controversie e dispute scolastiche, e cosi distolto dal fine cui aveva inteso monacandosi.

<p>57</p>

Hieron. Savonar. Ferrari. Ordinis Prædicat. Universæ Philosophiæ Epitome. Ejusd. de Divisione, ordine atque usu omnium scientiarum, nec non de Poëtices ratione, Opusc. quadripartitum. Witebergæ, MDXCVI.

<p>58</p>

Pasq. Villari, La Stor. di Geron. Savonar. e di suoi tempi, t. I, cap. VI.

<p>59</p>

De Divisione, lib. IV.

<p>60</p>

Ainsi: «Bene è detto che chi vive solitario, o che è Dio, o che è una bestia.» – Comp. Aristote, Politique, I, ch. I.

<p>61</p>

E cosi in breve tempo si ridurrà la città a tanta religione, che sarà come un paradiso terrestre, e viverà in giubilo, e in canti e salmi. Trattato terzo, cap. III.

<p>62</p>

Epist. de Reb. famil., I, 3. Apolog. contra Gall. calumn., 847, 1051, 1080.

<p>63</p>

De sui ipsius et multor. ignorantia. Epistola ultima sine titulo. Invect. in med. Epist. senil., V, 4. De remed. utriusque fortunæ, Dial. XII.

<p>64</p>

V. Mézières, Pétrarque, p. 362.

<p>65</p>

Gustav Kœrting, Petrarca's Leben und Werke, p. 517.

<p>66</p>

Epist. senil., XIII, 5.

<p>67</p>

Epist. famil., I, 6.

<p>68</p>

Apol. contra Gall. calumn., p. 1051.

<p>69</p>

Renan, Averroès, p. 260.

<p>70</p>

Il Paradiso degli Alberti, Romanzo di Giovanni da Prato. Bologna, Romagnoli, 1867.

<p>71</p>

Inf. X. – Perrens, Hist. de Flor., t. I, l. II, ch. 3.