Les origines de la Renaissance en Italie. Gebhart Emile
révolution était accomplie, dès les premières années du XIIe siècle, au nord et au centre de l'Italie. Rome elle-même voyait rétablir, en 1143, le sénat, et le patrice en 1144; Arnauld de Brescia entrait en triomphe dans la ville dont le pape Eugène III s'était enfui113. Nous connaissons mieux qu'au temps de Sismondi les origines du régime communal114. Nous voyons combien l'effort des cités fut non-seulement persévérant, mais habile. La rencontre et le conflit des deux grands pouvoirs, le temporel et le spirituel, qui, par-dessus la féodalité, s'élèvent sur l'Italie, servent heureusement les progrès de la liberté. Sous les rois lombards, l'Église est généralement la protectrice des franchises municipales contre les feudataires laïques115. Sous les rois francs, les villes s'allient aux petits seigneurs contre les évêques, dont la puissance politique vient de s'accroître116. Dès lors, ces feudataires du second ordre sont les collaborateurs utiles des Communes, qui les récompensent de leurs services par certaines magistratures117. Dès le Xe siècle, les villes, qui regrettent le vieux droit à l'élection populaire des évêques, résistent de toutes parts aux comtes ecclésiastiques. En 983, le peuple de Milan chasse l'archevêque et toute sa noblesse118. Aux XIe et XIIe siècles, les Communes, en même temps qu'elles bataillent contre les évêques, arrachent aux empereurs concessions sur concessions119. Mais la menace d'une intervention impériale suffit pour les rallier un instant autour du suzerain épiscopal. Ainsi Milan, en 1037, marche avec son archevêque contre Conrad le Salique; le danger passé, la cité se soulève, prend pour capitaine un grand feudataire rebelle, Lanzone, et fait à ses maîtres une guerre furieuse de trois ans, qui ne finit que par la soumission des nobles. L'autonomie des Communes grandit à mesure que s'aggrave l'hostilité du Pape et de l'Empereur; le Saint-Siége et le Saint-Empire cherchent simultanément un point d'appui dans les cités italiennes; mais l'Église, pouvoir spirituel qui ne se transmet point par hérédité, s'ouvre à tous les chrétiens, et, par les moines, entre en rapport intime avec la société populaire et bourgeoise, répond mieux que l'Empire au sentiment national: elle représente, entre Grégoire VII et Boniface VIII, l'indépendance de l'Italie en face de l'étranger. L'Empereur a des villes très-fidèles, telles que Pise, des alliés très-énergiques dans le parti gibelin de Florence; mais, dès qu'il s'agit de former une action contre la suzeraineté impériale, c'est vers le pape que se tournent les républiques. Alexandre III mène contre Frédéric Barberousse la Ligue lombarde. Innocent III profite de la tutelle de Frédéric II pour provoquer la ligue guelfe des villes de Toscane120. Mais les Communes entendent bien ne point se livrer au patronage politique de l'Église; elles maintiennent la primauté théorique de l'Empire; en 1188, en pleine Ligue lombarde, Parme et Modène ont soin de réserver à la fois les droits de l'Empereur et ceux de l'association dirigée contre lui, salva fidelitate Imperatoris et salva societate Lombardiæ121. C'est ainsi que, dans la querelle de ces deux maîtres du monde, l'Italie se fortifie par leur affaiblissement même; tandis qu'ils se battent pour le droit féodal, elle se dégage du régime féodal et réduit successivement les seigneurs que trois ou quatre invasions successives lui avaient imposés. En 1200, il n'y a plus, dans toute la Lombardie, un seul noble indépendant; les Visconti entrent dans la république de Milan, les Este dans celle de Ferrare, les Ezzelin dans celles de Vérone et de Vicence122. En 1209, les derniers seigneurs de la Toscane descendent de leurs tours et s'établissent à Florence123. Au milieu du siècle, la grande maison des Hohenstaufen, la race de vipères, est écrasée par Innocent IV; mais cinquante ans plus tard, la papauté reçoit le soufflet d'Anagni et prend le chemin de l'exil; l'Italie de Pétrarque, sans Empereur et sans Pape, «navire sans pilote en grande tempête», voit commencer une évolution nouvelle de son état social.
L'âge des Communes, qui était sur le point de finir, laissait une trace profonde dans l'originalité italienne. Il n'avait point fondé la véritable liberté individuelle, mais, par l'exercice de la vie publique, par la lutte continue pour l'indépendance de l'association et l'autonomie de la cité, il avait trempé les caractères, éveillé les esprits, aiguillonné les passions. Ces artisans et ces bourgeois, obscurément classés dans leurs corporations, perdus dans la personnalité abstraite de leur ville, en même temps qu'ils renouvelaient le régime social de l'Italie, affranchissaient leurs âmes de la torpeur et des ennuis de la servitude et prenaient les qualités alertes qui conviennent à l'action. Les vicissitudes de leur entreprise ont assoupli leur volonté, et à l'audace des desseins, à la hardiesse de l'exécution, ils ont ajouté la prudence, la patience, la finesse diplomatique et la ruse. Voyez, à Santa-Maria-Novella, les personnages de Ghirlandajo. Ces graves figures, dont plusieurs sont des portraits, ont une fermeté dans l'expression, une assurance dans le regard qui révèlent l'inflexible volonté; mais les lèvres fines et serrées garderont bien un secret ou sauront mentir à propos. Une émeute ne leur déplairait point, mais ils la dirigeront par la parole; leur vraie place est au conseil; là, ils délibèrent sur les intérêts de la république avec le bon sens âpre qu'ils ont à leur comptoir, et si quelque audacieux menace d'inquiéter la liberté, ces marchands feront sonner les cloches et prendront leurs piques. A force de peser les chances de la fortune, ils ont pris, dans le maniement des affaires de l'État, la dextérité qui leur sert à bien vendre leurs laines ou leurs florins. A force de regarder en face et de près les grandes puissances du monde, ils en ont jugé les faiblesses, et ils se jouent d'elles. Toutes ces cités, Venise, Milan, Sienne, surtout Florence, produiront d'incomparables ambassadeurs. Le globe impérial ne les émeut pas plus que la tiare du Saint-Père. Leur passion et leur tendresse sont toutes pour leur ville. Ils l'ont rachetée, ils l'ont fortifiée de remparts et de tours, ils l'enrichissent, ils l'aiment éperdument. «Mon beau San Giovanni!» soupire Dante exilé, en songeant au baptistère de Florence. Pour parer cette mère et cette fiancée, est-il un luxe trop précieux? L'art de la première Renaissance est essentiellement communal. La Commune s'orne d'un château-fort pour la Seigneurie, d'un beffroi crénelé, d'un palais du podestat, d'une cathédrale, d'un campanile, d'un baptistère, d'un Campo-Santo, de loges et de portiques; les corporations d'artisans ont leurs tableaux de sainteté, leurs ex-voto ou leurs chapelles peintes à fresque dans les églises; les morts glorieux reposent en de magnifiques tombeaux sur les places publiques. Pise fait venir de Jérusalem de la terre sacrée, où ses grands citoyens dorment encore dans l'attente de la Cité céleste.
Dans l'unité sociale du régime républicain apparaît la diversité des constitutions particulières; dans la communauté de la langue vulgaire se dévoile encore la variété des dialectes provinciaux; pareillement, sous les traits généraux du génie italien, se montrent des différences originales que les conteurs, et, plus tard, la Comedia dell'arte, nous font voir, au moins par leur côté comique. De Bologne sortira le pédant, le docteur ridicule; de Venise, le vieux marchand vaniteux et trop galant, messer Pantalon; de Naples, le Zanni, le Scapin, le valet trop ingénieux, et Scaramouche, l'aventurier vantard; l'aimable Arlequin vient de Bergame, Cassandre de Sienne, Zanobio, le vieux bourgeois, de Piombino; Stenterello, l'éternelle dupe, de Rome. Ce sont des masques et non des caractères individuels, mais ils sont bien vivants, et l'Italie s'amuse encore aujourd'hui de ces personnages collectifs, où reparaît la physionomie morale des cités et des provinces d'autrefois.
Cependant, dès le temps des Communes, quelques grandes âmes, que l'esprit et la passion de leur ville ont plus profondément pénétrées, possèdent déjà une individualité si forte, qu'elles échappent à la prise vigoureuse des institutions et des mœurs publiques; au delà des murs de la Commune, elles aperçoivent la patrie italienne, «l'Italie esclave, hôtellerie de douleur». Dante, un Gibelin, Pétrarque, un Guelfe, promènent à travers l'Europe cette notion nouvelle, tout à fait supérieure à la portée politique de leur
113
Sismondi,
114
«Nous pouvons, dit-il, à peine soulever le voile qui couvrira toujours cette première époque de l'histoire des villes libres.» (
115
G. Rosa,
116
Id.,
117
Pagnoncelli,
118
Arnolfo,
119
G. Rosa,
120
Scip. Ammirato,
121
G. Rosa,
122
Id.,
123
Perrens,