Les origines de la Renaissance en Italie. Gebhart Emile

Les origines de la Renaissance en Italie - Gebhart Emile


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par l'opinion, à quel moment et dans quelle cité l'Italie a-t-elle possédé à la fois toutes ces conditions d'un régime véritablement libre? Si l'état communal et municipal avait duré, le rapport de la civilisation avec la vie publique paraîtrait facile à expliquer. Mais le passage de la Commune libre à la tyrannie est, à partir du XIVe siècle, le fait capital dans l'histoire politique de la Renaissance. Celle-ci n'a été ni guelfe, ni gibeline, ni patricienne, ni démocratique: elle s'est accommodée à tous les milieux; nous la trouvons à Milan, au temps des Sforza, comme à la cour de Ferrare, comme à Venise; elle visite Rome sous Alexandre VI comme sous Nicolas V, et donne au terrible Jules II Raphaël et Michel-Ange. Mais c'est dans Florence qu'elle est le mieux chez elle, au temps des troubles civils, sous la république, comme à l'époque du principat, sous les Médicis. Il faut donc chercher, sous la diversité des formes politiques, le principe de vie qui y était renfermé, et dont s'est nourrie la Renaissance.

I

      Le moyen âge avait fondé, sur les débris de l'ancien monde, une société très-solide, dont l'organisation, à la fois simple et savante, fut, durant quelques siècles, le salut de l'Occident si profondément troublé par les invasions. Le régime féodal, la prédominance temporelle de l'Empereur germanique, la suzeraineté spirituelle du Saint-Siége, avaient enfermé les peuples dans une hiérarchie rigoureuse qui imposa l'ordre à la confusion barbare. A tous les degrés de l'immense pyramide, unis entre eux par une force invincible, règne la loi fondamentale de la société nouvelle: l'individu n'est qu'une partie dans un ensemble. L'isolement lui serait funeste s'il lui était possible. Car il ne vaut que par la cohésion du groupe auquel il appartient, et ce groupe ne subsiste que par sa subordination à des maîtres qui, eux-mêmes, se rattachent à un groupe supérieur. Ainsi, d'étage en étage, se maintient l'unité du monument féodal et catholique: royaumes, duchés, comtés, baronnies, évêchés, chapitres, ordres religieux, universités, corporations, obscure multitude des serfs, sur chaque assise la personne humaine est enchaînée et protégée par le devoir de fidélité, par l'obéissance parfaite, par la communauté des intérêts et des sacrifices. L'individu qui tente de rompre ses liens, le baron qui se révolte, le tribun qui s'agite pour la liberté, le docteur incrédule, le moine hérétique, le Jacque ou le Fraticelle sont brisés. C'est une des grandes conceptions de l'esprit humain. Dante, dans son traité De la Monarchie, en a gardé l'éblouissement. Il est vrai que, du sommet même de l'édifice où se tiennent en présence l'un de l'autre le Pape et l'Empereur, partiront les premières secousses qui ébranleront jusqu'à sa base la prodigieuse construction. La chrétienté chancellera le jour où l'Église, bien moins par dessein d'ambition que par la nécessité de sa fonction féodale et temporelle, étendra la main sur le gouvernement politique de l'humanité.

      Cependant, l'âme humaine souffre du régime qui pèse sur la vie privée comme sur la vie publique. Le ressort de la personnalité s'est affaibli; la volonté, l'action, l'énergie de l'esprit, la recherche indépendante, la curiosité de l'invention, l'autonomie morale, en un mot, telle que les anciens l'avaient connue, le moyen âge l'a perdue. On vient de voir comment, dans une échappée ouverte sur la liberté, la France avait commencé à sortir de ce long sommeil, et pourquoi son effort avait été vain. L'Italie fut plus heureuse. Montrons dans quelle mesure l'œuvre sociale qu'elle sut accomplir a contribué à sa fortune.

II

      Il s'agissait, pour elle, de rejeter ou d'alléger un triple joug: la féodalité, le Saint-Empire, l'Église. Ces trois puissances détruites, ou écartées, ou affaiblies, l'État moderne —res publica, – était créé.

      Une logique singulière préside à cette entreprise. L'Italie se dérobe d'abord à l'étreinte la plus immédiate, la féodalité, non par des tentatives individuelles ou révolutionnaires pareilles à celle de Rienzi, mais en opposant à l'association féodale l'association de la Commune. Car la nécessité sociale, qui avait étendu sur l'Europe le même régime, subsistait toujours; le contrat de sauvement, la protection accordée en échange de la fidélité104, n'avait pas cessé d'être, pour l'Italie du XIe siècle, la condition du salut public. Le contrat demeura donc, mais la puissance avec laquelle il était tacitement conclu, au lieu d'être le seigneur, fut la cité. L'esprit de cité était, depuis les temps les plus reculés, un caractère essentiel des peuples italiens, au centre et au nord de la péninsule105. Les municipes indépendants, confédérés pour la guerre, avaient jadis résisté, avec une rare vigueur, à la conquête romaine. Rome les subjugua, mais n'en supprima point les institutions fondamentales, car l'association était elle-même un trait propre au génie romain. Sous Numa et les rois, sous la république, sous l'empire de la loi des Douze Tables comme du droit ultérieur, la corporation d'artisans est reconnue, encouragée, protégée, elle se régit et possède en toute propriété106. Les colléges nommaient leurs prieurs et leurs syndics. Alexandre Sévère leur accorde le droit de désigner leurs défenseurs et de juger leurs causes particulières107. Saint Grégoire, à la fin du VIe siècle, mentionne les Arts de Naples, qui se régissent juxta priscam consuetudinem108. Au VIIIe siècle, nous trouvons l'association des pêcheurs de Ravenne109. On touche à la pierre angulaire de la Commune italienne. Le groupement de ces corporations forme la cité. L'individu qui entre dans la société est de sang italien; il appartient à la race conquise, il repousse de l'association l'étranger, l'homme de la classe militaire, le gentilhomme rural, le vavasseur, le noble feudataire110. Dans les statuts de Pise, de 1286, chaque art occupe son quartier respectif, avec ses gonfaloniers, capitaines, consuls et anciens élus par tous les associés; un juge général de tous les arts est désigné chaque année. A Milan, en 1198, plusieurs arts instituent la credenza de saint Ambroise, une Commune dans la Commune, avec son trésor et sa juridiction. Florence organise plus tard que les autres villes du nord et du sud ses corps de métiers; elle commence par les charpentiers, fabbri tignari; mais dès qu'elle est entrée, par l'art de la laine, dans la grande industrie, elle édifie une hiérarchie du travail unique en Italie, à laquelle répondra l'ordre social tout entier: arts majeurs et arts mineurs, bourgeoisie et plèbe, peuple gras et peuple maigre; à la fin du XIIe siècle est établi l'art des changeurs, source de la richesse publique, la grande force de Florence111.

      Le gouvernement de la Commune est collectif. Les recteurs, prieurs et consuls des arts font la police de leurs corporations; à mesure que l'autorité centrale des vicaires impériaux s'affaiblit, ils pénètrent dans le pouvoir exécutif de la cité, et deviennent magistrats communaux. Vers 1195, Florence fixe le nombre de ces consuls d'après celui des portes ou des quartiers; le sénat oligarchique des cent buoni uomini, le commune civitatis, élit et surveille les consuls. Sans doute, dans la diversité des constitutions communales, il serait difficile de trouver deux cités absolument semblables par le régime que l'histoire leur a donné: les unes, telles que Sienne, ont des institutions tempérées d'aristocratie et de bourgeoisie; d'autres, telles que la plupart des villes lombardes, font une large part au pouvoir à la fois politique et judiciaire du podestat, magistrat impérial à l'origine, souvent étranger, dont l'autorité personnelle fut un acheminement aux tyrannies; Florence, à la fin du XIIIe siècle, au temps des Ordonnances de Justice, par méfiance démocratique et par haine des grands, multiplie des magistratures et des conseils où la séparation des pouvoirs n'est pas assez garantie, où le contrôle jaloux est mieux assuré que l'indépendance des magistrats112. Mais, au fond, toutes ces cités, quel que soit le nombre de leurs arts, de leurs conseils, de leurs chefs ou la forme de leur Seigneurie, sont des républiques autonomes qui, pour le gouvernement intérieur, ne relèvent que de leur volonté propre, où le citoyen est soldat, mais où le commandement militaire est lui-même dominé par la règle de l'élection; républiques très-vivantes et souvent très-troublées,


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<p>104</p>

Fustel de Coulanges, Orig. du régime féod. (Revue des Deux-Mondes. 1er août 1874.)

<p>105</p>

Cesare Balbo, Della fusione delle schiatte in Italia.

<p>106</p>

Plutarque, Vie de Numa. – Mommsen, De collegiis et sodaliciis Roman. – Fustel de Coulanges, La Cité antique. —Corpus Juris (1756), t. I, p. 926.

<p>107</p>

Lampridius, in Alex. Sever.

<p>108</p>

Lib. X, cap. 26.

<p>109</p>

Bonaini, Archiv. delle provinc. d'Emilia.

<p>110</p>

Gabriele Rosa, Feudi e Comuni. Brescia, 1876, p. 145.

<p>111</p>

Perrens, Hist. de Florence, t. I, ch. IV. – Peruzzi, Stor. del Comm. e dei Banch. di Firenze.

<p>112</p>

Sur ce point, consulter la savante Histoire de M. Perrens, t. II, liv. V, ch. 3 et 4.