La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
d'expansion coloniale fut mise en oubli; les idées de guerre continentale et de conquêtes européennes prévalurent, et le monarque, détournant les yeux des colonies auxquelles un effort de plus aurait peut-être assuré la prépondérance sur toutes celles des autres nations, se laissa entraîner dans des guerres glorieuses au début, mais qui devaient se terminer par de douloureux revers.
Dès lors, le Canada fut un peu délaissé. Il avait perdu d'ailleurs son grand administrateur. L'agent si dévoué de Colbert, l'intendant Talon, avait été remplacé par des successeurs, pleins de zèle comme lui, mais d'un génie d'organisation moins puissant; après lui on peut considérer comme terminée la période de création de la colonie.
Les encouragements officiels à l'immigration cessèrent entièrement. On ne vit plus ces grands convois faisant voile vers l'Amérique, tout chargés, pour ces terres vierges, de populations nouvelles, pleines d'énergie et d'espérance. La colonie n'eut plus à compter pour s'accroître que sur sa propre vigueur, sur quelques immigrations individuelles et sur les engagés.
L'impulsion donnée par Colbert avait toutefois été si forte que, même ainsi livrée à elle-même, ses progrès furent encore considérables. Malgré les guerres perpétuelles et quelquefois malheureuses qui marquèrent la fin du règne de Louis XIV, la population canadienne s'élevait en 1713 à 18,000 âmes; et le recensement de 1739, le dernier qui fut fait sous la domination française, nous la montre atteignant le chiffre de 42,000!
Ce n'est pas que le gouvernement se désintéressât entièrement de la colonie. Il consacrait même chaque année d'assez fortes sommes à son entretien; mais ses efforts n'étaient pas toujours dirigés de la façon la plus judicieuse et la plus prévoyante. On négligeait l'essentiel pour ne prêter d'attention qu'à l'accessoire; on pensait à construire des forteresses et l'on oubliait la population: «De 1730 à 1740, on consacra chaque année 1,700,000 livres aux fortifications de Québec, et les autres dépenses n'étaient alors que de 400,000 livres par an24… et pourtant il était bien facile de juger qu'une citadelle en un pays dépeuplé est une défense illusoire, tandis qu'une population nombreuse peut au besoin se passer de forteresse pour repousser l'ennemi25.»
On sait ce que valut pour la défense cette coûteuse forteresse de Québec: à peine investie elle dut se rendre. N'en fut-il pas de même de Louisbourg, autre forteresse construite, elle aussi, à grands frais dans l'île du Cap-Breton, à l'embouchure du Saint-Laurent, pour servir, pensait-on, de rempart à toutes nos possessions d'Amérique! Que de milliers de vaillants émigrants, source féconde de progrès, aurait-on pu aider à s'établir avec les millions enfouis dans ces murailles inutiles!
Ce n'est pas, pourtant, que les gouverneurs ne donnassent de bons avis. Quelques-uns d'entre eux conçurent des plans vraiment grandioses et les exposèrent d'une façon claire et pratique; mais les bureaux du ministère, qui n'avaient plus un Colbert à leur tête, ne surent ni reconnaître la grandeur de ces desseins ni les adopter. C'est dans les cartons des archives qu'on peut retrouver aujourd'hui d'admirables projets dont l'exécution nous eût assuré peut-être la possession sans partage du continent nord-américain.
Dans un de ces mémoires restés sans réponse, M. de la Galissonnière, gouverneur du Canada de 1745 à 1749, signale au ministre la richesse merveilleuse de cette immense vallée du Mississipi, découverte par Joliet et La Salle. Quelques postes militaires y avaient été établis; mais la Galissonnière voulait davantage. Pour donner à la civilisation française ces fertiles et vastes territoires, c'est toute une population d'agriculteurs qu'il lui fallait. Il était temps encore. Faire pour la vallée du Mississipi ce que Colbert avait fait pour celle du Saint-Laurent: quelques convois de colons, une propagande intelligemment exercée, et ces contrées qui comptent parmi les plus fertiles, les plus belles et les plus douces de l'univers, étaient définitivement françaises. Aucune dépense en France, disait la Galissonnière, pouvait-elle égaler l'utilité de cette entreprise?
Mais le ministère avait d'autres vues et préférait les forteresses. Le projet fut oublié dans les bureaux, et ces immenses régions, découvertes par nous, appartiennent aujourd'hui, peut-être pour toujours, à la race et à la civilisation anglaises.
Tandis que notre colonie, négligée par la métropole, ne devait l'accroissement de sa population qu'à la force des choses et à l'impulsion acquise, les colonies anglaises, ses voisines, plus libres et régies par une plus habile politique, bénéficiant aussi, il faut le dire, d'heureuses circonstances, voyaient leur population s'accroître dans des proportions formidables; si bien que lorsqu'en 1755 éclata la guerre entre la France et l'Angleterre, à plus d'un million et demi de colons anglais, le Canada n'avait à opposer qu'environ 60,000 habitants français! C'est dans cette situation que nous surprit la guerre, ou plutôt ce fut là la cause même de la guerre.
«Les Américains, fait fort justement remarquer M. Rameau, s'étonnaient, non sans quelque raison, de voir les riches pays de la vallée de l'Ohio fermés pour eux, colons industrieux et laborieux, tandis que leurs maîtres négligents les laissaient incultes et déserts26.»
A cette multitude qui se sentait à l'étroit chez elle, nous n'avions à opposer qu'une population dont le chiffre total n'atteignait pas, en y comprenant les femmes, les enfants et les vieillards, celui des soldats que nos adversaires pouvaient, sur leur propre territoire, mettre sur pied pour nous combattre.
Et cependant telle était la vigueur des Canadiens, que durant trois années ils surent résister à des forces si écrasantes, et leur infliger de sanglantes défaites.
En 1755, ce sont les 2,500 hommes du général Braddock battus par 30 °Canadiens; c'est, l'année suivante, la prise du fort Oswego sur le lac Ontario, et celle du fort William-Henri sur le lac Georges. En 1758, c'est Montcalm, le commandant en chef des troupes françaises en Amérique, battant à Carillon une armée anglaise cinq fois plus forte que la sienne.
Mais nos triomphes mêmes nous affaiblissaient. Montcalm ne recevait pas de secours, et tandis que l'Angleterre, pour cette conquête à laquelle elle s'acharnait, prodiguait l'or et les hommes, tandis qu'au dire de lord Chesterfield elle dépensait 80 millions de livres sterling (deux milliards de francs), qu'elle rassemblait en Amérique, pour la campagne de 1759, une force armée de plus de 50,000 hommes, pendant ce temps, la France, oubliant ses intérêts les plus chers, n'envoyait au Canada qu'un nombre dérisoire de soldats27.
D'où venait cet oubli? Quelle était la cause de cet aveuglement? N'y avait-il donc personne en France, personne dans le gouvernement, qui comprît que ce continent, pour la conquête duquel nos ennemis faisaient tant de sacrifices, pouvait en mériter quelques-uns pour être défendu? Pourquoi, alors que toutes nos forces, tout notre argent, toute notre énergie, n'eussent pas été de trop pour la défense de nos droits, de notre influence, de notre souveraineté sur le continent américain (car c'est bien du continent tout entier, non du Canada seulement qu'il s'agissait), pourquoi nous laissions-nous entraîner à gaspiller, en Europe, nos ressources et nos forces dans une guerre continentale engagée sans nécessité?
De cette guerre européenne si contraire à nos intérêts, et de l'alliance avec l'Autriche; qui en fut la cause, on a accusé Louis XV, ses ministres et surtout sa favorite. S'ils furent coupables, ils ne le furent pas seuls: la France tout entière fut leur complice. Cette faute politique, qui devait être si désastreuse par ses résultats, est imputable à l'opinion publique qui régnait dans le pays, à l'indifférence pour l'Amérique, à l'enthousiasme pour les conquêtes en Europe. Aveugles sur l'avenir, les Français du dix-huitième siècle semblaient, en dehors de Paris, de la France et de l'Europe, ignorer l'existence du monde. Une province sur leurs frontières leur semblait plus grande et plus importante qu'un continent sur l'autre hémisphère; c'est de cette erreur, de cette ignorance même que vint l'oubli des grands intérêts français dans le monde. Là fut le vice, là fut la faute.
Quelle impardonnable indifférence de l'opinion28 pour cette guerre d'Amérique, dans laquelle nos héroïques troupes et les valeureuses
24
M. Rameau a tiré ces chiffres de la
25
Rameau, 2e part., p. 76.
26
Rameau,
27
Quatre mille hommes pendant toute la durée de la guerre. (Voy. Dussieux,
28
Voy. ci-dessous, chap. XXVII.