La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines

La Nation canadienne - Ch. Gailly de Taurines


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semblaient les avoir abandonnés; tous avaient regagné la France. Il n'en restait qu'un, mais c'était le plus puissant, le clergé!

      Les services que, depuis les débuts de la colonie, le clergé rendait au peuple, avaient mérité sa confiance: explorations, découvertes, missions, enseignement, hôpitaux, colonisation, il avait tout entrepris, tout dirigé. Des plus illustres familles françaises étaient sortis ses prélats; des Montmorency, des Saint-Vallier, des Mornay avaient occupé le siège épiscopal de Québec. Il avait fourni de hardis voyageurs: Marquette et Hennepin au Mississipi; Druillettes et d'Ablon au lac Saint-Jean; Albanel à la baie d'Hudson.

      Il avait eu ses colonisateurs: les Sulpiciens avaient défriché et mis en culture l'île de Montréal.

      Il avait eu ses martyrs, les Pères Jogues, Daniel, de Brébeuf, Lallemand, torturés par les cruels ennemis des Français, les sauvages Iroquois.

      Le clergé avait eu tant de part à la création de la colonie, qu'en parcourant les premières annales canadiennes, il semble qu'on lise une page de l'histoire de l'Église plutôt qu'une page de l'histoire de France. C'est avec la force d'influence qui lui était due pour tant de services que le clergé prit en 1763 la direction de la petite nation que nous venions d'abandonner. C'est lui qui mena, avec une vigueur dont nous devons lui savoir gré, la lutte nationale. Pour lui, la nationalité et la langue anglaises ne faisaient qu'un avec le protestantisme; il travailla avec acharnement à conserver les Canadiens à la nationalité française et au catholicisme, et c'est à ce puissant adversaire que vint, avec étonnement, se heurter la volonté du vainqueur.

      C'est presque comme un crime que la loi anglaise, au dix-huitième siècle, considérait l'exercice du catholicisme. Au Canada, malgré les stipulations du traité de cession, la tolérance religieuse ne fut pas plus grande que dans la métropole. Le clergé fut en butte, sinon à toutes les persécutions, du moins à toutes les vexations, et des adresses venues de Londres sollicitaient les gouverneurs «d'ensevelir le papisme sous ses propres ruines». L'une d'elles, entre autres, élaborée par une Université anglaise, proposait, pour y arriver, les étranges moyens que voici: «Ne parler jamais contre le papisme en public, mais le miner sourdement; engager les jeunes filles à épouser des protestants; ne point discuter avec les gens d'Église, et se défier des Jésuites et des Sulpiciens; ne pas exiger actuellement le serment d'allégeance; réduire l'évêque à l'indigence; fomenter la division entre lui et ses prêtres; exclure les Européens de l'épiscopat, ainsi que les habitants du pays qui ont du mérite et qui peuvent maintenir les anciennes idées. Si l'on conserve un collège, en exclure les Jésuites et les Sulpiciens, les Européens et ceux qui ont étudié sous eux, afin que, privé de tout secours étranger, le papisme s'ensevelisse sous ses propres ruines. Rendre ridicules les cérémonies religieuses qui frappent les imaginations; empêcher les catéchismes; paraître faire grand cas de ceux qui ne donneront aucune instruction au peuple; les entraîner au plaisir, les dégoûter d'entendre les confessions, louer les curés luxueux, leur table, leurs équipages, leurs divertissements, excuser leur intempérance; les porter à violer le célibat qui en impose aux simples, etc.33

      Au point de vue civil les Canadiens n'étaient pas mieux traités qu'au point de vue religieux. Toute fonction publique leur était fermée, d'une façon absolue, par la nécessité du fameux serment du test exigé par la loi, et que leur foi leur interdisait de prêter comme impliquant une apostasie des plus sacrées de leurs croyances. Dans ce pays qui, au moment de la conquête, était exclusivement français, pas un fonctionnaire petit ou grand, pas un juge n'était Français! Où donc les prenait-on puisque les Français formaient toute la population? Il fallait, au regret et à la honte des gouverneurs eux-mêmes, «prendre les magistrats et les jurés parmi quatre cent cinquante Anglais immigrés, commerçants, artisans et fermiers, méprisables principalement par leur ignorance34».

      Telle est l'humiliante domination à laquelle étaient soumis les Canadiens. Elle aurait pu durer longtemps encore, mais heureusement pour eux, un grand événement se préparait en Amérique qui allait changer leur sort.

      Un vent de révolte soufflait sur les colonies anglaises. Le gouvernement de Londres voyait l'orage qui s'amoncelait à l'horizon, l'inquiétude le gagnait, partout il cherchait un appui contre le danger. Il espéra le trouver dans les Canadiens eux-mêmes, et depuis longtemps des hommes éclairés lui conseillaient cette sage politique: «S'il est un moyen, disait un mémoire resté aux archives anglaises, d'empêcher, ou du moins d'éloigner la révolution des colonies d'Amérique, ce ne peut être que de favoriser tout ce qui peut entretenir une diversité d'opinions, de langue, de mœurs et d'intérêts, entre le Canada et la Nouvelle-Angleterre35

      Cédant à ces habiles conseils, l'Angleterre, contre ses anciens sujets prêts à prendre les armes, voulut, par d'habiles concessions, s'assurer la fidélité des nouveaux. L'acte de Québec, voté par le parlement britannique en 1774, rendit aux Canadiens l'usage des lois françaises, et leur ouvrit l'accès des fonctions publiques en les dispensant du serment du test; il les fit sortir en un mot de cette triste situation de vaincus dans laquelle ils avaient été tenus jusque-là, et leur fit acquérir véritablement le titre et les droits de citoyens anglais.

      Ces sages concessions arrivaient à point nommé. Le 26 octobre de cette même année, les treize colonies anglaises se réunissaient en congrès à Philadelphie, et l'année suivante la guerre éclatait, bientôt suivie de la déclaration d'indépendance.

      Le Congrès des colonies révoltées eut beau, dès lors, s'efforcer d'entraîner les Canadiens dans sa rébellion, il eut beau leur faire parvenir les proclamations les plus pathétiques, l'éloquence de ses manifestes demeura sans effet; «l'acte de Québec» avait gagné les Canadiens à la cause anglaise.

      Ces prétendus alliés offrant si bruyamment leur amitié, qu'étaient-ils d'ailleurs? Les Canadiens ne reconnaissaient-ils pas en eux ces mêmes Bostonais, leurs pires ennemis depuis deux siècles? Parmi ces émissaires de paix, ne voyaient-ils pas venir à eux, la bouche pleine de paroles de sympathie, ce même Franklin qui, lors de la guerre de Sept ans, avait multiplié ses efforts pour engager l'Angleterre à porter la guerre dans leur pays et à l'enlever à la France?

      Une seule considération, peut-être, aurait pu entraîner leurs sympathies en faveur de la nouvelle république, c'est l'alliance que la France fit avec elle en 1778 en lui accordant l'appui de ses armes.

      On s'étonne quelquefois que les Canadiens qui, vingt ans auparavant, avaient combattu avec tant d'énergie pour demeurer Français, n'aient rien fait alors pour le redevenir. Eh bien, c'est encore à notre honte qu'il faut l'avouer, la faute n'en est pas à eux, mais à nous.

      En déclarant la guerre à l'Angleterre, le désir des hommes d'État français les plus éclairés était de recouvrer le Canada; c'était l'idée du ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes. Un des anciens héros de la campagne canadienne, le chevalier, devenu le maréchal de Lévis, offrait ses services pour concourir à l'exécution du projet. Les Anglais eux-mêmes ne pouvaient croire que la France considérât le Canada comme définitivement perdu. Au lendemain même de la paix de 1763, ils prévoyaient, dans un avenir plus ou moins long, l'éventualité d'une nouvelle guerre, s'imaginant que le premier souci de la France serait de reconquérir son ancienne colonie: «Lorsque je considère, écrivait, en 1768, le gouverneur sir Guy Carleton, que la domination du Roi n'est maintenue qu'à l'aide de troupes peu nombreuses, et cela parmi une population militaire nombreuse, dont les gentilshommes sont tous des officiers d'expérience, pauvres, sans espoir qu'eux ou leurs descendants seront admis au service de leur présent souverain, je ne puis avoir de doute que la France, dès qu'elle sera décidée à recommencer la guerre, cherchera à reprendre le Canada… Mais si la France commence une guerre dans l'espérance que les colonies britanniques pousseront les choses aux extrémités, et qu'elle adopte le projet de les soutenir dans leurs idées d'indépendance, le Canada deviendra probablement la principale scène sur laquelle se jouera le sort de l'Amérique36

      Quel ne dut pas être l'étonnement des Anglais en


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<p>33</p>

Garneau, t. II, p. 404.

<p>34</p>

Lettre du général Murray. (Garneau, t. II, p. 402.)

<p>35</p>

Garneau, t. I, p. XXI.

<p>36</p>

Rapport sur les Archives canadiennes. Ottawa, 1888.