La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
à notre sol, à notre langue, à nos lois, à nos usages et à notre culte, fussent jamais capables de rendre au Canada ce qu'il venait de perdre en changeant de maîtres. Nation généreuse qui nous avez fait voir avec tant d'évidence combien nos préjugés étaient faux; nation industrieuse qui avez fait germer les richesses que cette terre renfermait dans son sein; nation exemplaire qui, dans ce moment de crise, enseignez à l'univers attentif en quoi consiste cette liberté après laquelle tous les hommes soupirent, et dont si peu connaissent les justes bornes; nation compatissante qui venez de recueillir avec tant d'humanité les sujets les plus fidèles et les plus maltraités de ce royaume auquel nous appartînmes autrefois; nation bienfaisante qui donnez chaque jour au Canada de nouvelles preuves de votre libéralité; – non, non, vous n'êtes pas nos ennemis, ni ceux de nos propriétés que vos lois protègent, ni ceux de notre sainte religion que vous respectez! Pardonnez donc ces premières défiances à un peuple qui n'avait pas encore le bonheur de vous connaîtr41.»
Ces éloges, tout exagérées dans leur forme lyrique qu'ils puissent nous paraître aujourd'hui, le gouvernement anglais les méritait véritablement. Par la séparation des deux provinces, par l'octroi de la constitution de 1791, il venait, pour ainsi dire, de prendre lui-même la défense de la nationalité canadienne contre les attaques des populations anglaises. Les précautions prises pour séparer les rivaux étaient conformes à tout ce que pouvait prévoir la prudence humaine; elles furent cependant encore insuffisantes à contenir la haine atroce dont les Anglais du Canada poursuivirent les Canadiens, et dont nous allons voir bientôt les sanglants résultats.
CHAPITRE VI
GAULOIS CONTRE SAXONS.
LA RÉVOLTE DE 1837
L'hostilité sans trêve des colons anglais contre les Canadiens contrastait, d'une façon singulière, avec la générosité véritable et l'équité, désormais sincère, du gouvernement. Par la constitution de 1791, Pitt avait essayé de séparer les rivaux, mais, comme il le craignait, cette séparation n'avait pu être si rigoureuse, que quelques groupes de population anglaise ne se fussent trouvés compris dans les limites de la province française. C'était enfermer le loup dans la bergerie.
Malgré la prudence du grand homme d'État, un conflit inévitable se préparait.
Minime par le nombre, le parti anglais était, dans la province française de Québec, encombrant par les prétentions. Il apportait dans les luttes politiques une arrogance de conquérant. Ses représentants n'osèrent-ils pas, lors de la première réunion de l'Assemblée, eux les mandataires d'une infime minorité de citoyens, demander que la langue française, unique langage de la grande masse du peuple, fût exclue des délibérations! Audacieuse et vaine tentative qui ne servit qu'à mettre en pleine évidence leur haine et leur injustice!
L'égalité avec les Canadiens, ce n'est pas ce qu'ils avaient souhaité. La constitution de 1791 était bien loin de les satisfaire. Leurs amis et défenseurs l'avaient eux-mêmes, lors de la discussion, déclaré devant la Chambre des communes: «Cette loi, disait un de ses membres, ne satisfera pas ceux qui ont sollicité un changement; car elle ne met pas les choses dans la situation qu'ils avaient en vue.»
Ce qu'ils avaient en vue, c'était l'oppression des Canadiens. Leurs journaux ne se cachaient pas pour le déclarer bien haut, et l'un d'eux, le Mercury, osait écrire: «Que nous soyons en guerre ou en paix, il est essentiel que nous fassions tous nos efforts, par tous les moyens avouables, pour nous opposer à l'accroissement des Français et de leur influence42.»
Dominer, c'est ce que voulait la petite oligarchie anglaise, et elle s'étonnait que la métropole mît obstacle à ce qu'elle regardait comme l'exercice d'un droit. Et pourtant, la part qui lui était faite dans le gouvernement local était bien plus grande que celle que lui eût donnée son importance par le nombre et par le talent.
Les gouverneurs, pour la plupart, lui étaient ouvertement favorables. Large et libérale en Angleterre, la politique demeurait, sur place, étroite et partiale, et tandis que les Canadiens trouvaient toujours à Londres d'éloquents défenseurs, tandis qu'un député, sir James Mackintosh, s'écriait en 1828, à propos d'une enquête ordonnée alors: «Les Anglais doivent-ils donc former là-bas un corps favorisé? Auront-ils des privilèges pour assurer la domination protestante43?», à Québec les gouverneurs réservaient aux Anglais toutes les places et toutes les faveurs. En 1834, sur 209 fonctionnaires, 47 seulement étaient Français, pour une population trois fois plus nombreuse que la population anglaise! Un conflit était inévitable; comment croire que tous ces hommes, qui depuis quarante ans se formaient dans les assemblées électives aux luttes oratoires et à la discussion des affaires publiques, les Papineau, les Vigier et tant d'autres, consentiraient longtemps encore à rester, dans leur propre pays, au milieu de leurs compatriotes, en une sorte d'humiliant ostracisme? Écartés du pouvoir, mis dans l'impossibilité de devenir des hommes de gouvernement, ils devaient nécessairement devenir des hommes d'opposition. C'est ce qui arriva.
Dans l'Assemblée législative, issue du suffrage populaire, dominait l'élément canadien; dans le Conseil législatif, nommé par les gouverneurs, régnait uniquement l'élément anglais. Entre ces deux parties de la Législature, c'est une lutte de race qui s'engagea en même temps qu'une lutte politique. Pendant longtemps l'orage alla s'amoncelant de plus en plus, jusqu'à ce qu'il éclatât en sanglants conflits en 1838.
Déjà, dans la session de 1834, le plus éloquent des tribuns canadiens, Papineau, avait exposé devant l'Assemblée toutes les protestations de ses compatriotes, contre cette sorte d'exil à l'intérieur, dans lequel ils étaient tenus. Les «92 résolutions» restées célèbres dans l'histoire parlementaire du Canada, étaient comme la liste de tous les griefs d'une population froissée dans son amour-propre et dans ses intérêts.
L'année suivante, Papineau continua son agitation: «J'aime et j'estime les hommes sans distinction d'origine, s'écriait-il, mais je hais ceux qui, descendants altiers des conquérants, viennent dans notre pays nous contester nos droits politiques et religieux.
«S'ils ne peuvent s'amalgamer avec nous, qu'ils demeurent dans leur île!.. On nous dit: «Soyez frères.» Oui, soyons-le. Mais vous voulez tout avoir: le pouvoir, les places et l'or. C'est cette injustice que nous ne pouvons souffrir44.»
Voilà les sentiments qui firent germer la révolte de 1837.
Il ne manquait plus qu'un prétexte, un drapeau autour duquel on pût rallier le peuple. C'est le gouverneur lui-même qui le fournit en prétendant lever, de sa propre autorité, des impôts qu'avait refusé de voter l'Assemblée populaire.
Le gouvernement de Londres, toujours conciliant, eut beau envoyer aux Canadiens, en 1835, un gouverneur général, lord Gosford, la bouche pleine de flatteries et de paroles mielleuses; ce gouverneur eut beau s'efforcer de calmer les rancunes et de rapprocher les partis; il eut beau s'écrier en ouvrant la session de 1835: «Considérez le bonheur dont vous pourriez jouir sans vos dissensions. Sortis des deux premières nations du monde, vous possédez un vaste et beau pays, vous avez un sol fertile, un climat salubre et l'un des plus grands fleuves de la terre!..» Ces belles paroles restèrent sans écho: le feu était aux poudres, il fallait qu'il éclatât.
Au mois de novembre 1837, le tocsin sonna dans les villages du district de Montréal; quelques centaines de Canadiens prirent les armes. Ils remportèrent d'abord sur les troupes anglaises des succès partiels, et léguèrent à l'histoire d'admirables traits d'abnégation et de courage. Mais la révolte avait des chefs politiques et peu de soldats, l'agitation n'avait pas pénétré dans la masse du peuple. Le clergé l'avait tenu en garde contre des nouveautés qu'il considérait comme dangereuses. «Nous ne vous donnerons pas, avait dit dans un mandement l'évêque de Montréal, notre sentiment comme citoyen sur cette question purement politique: qui a droit ou tort dans les diverses branches du pouvoir souverain, ce sont des choses que Dieu a laissées à l'appréciation des hommes. Mais la question morale, de savoir quels sont les devoirs d'un catholique à l'égard de la puissance
41
Oraison funèbre de Mgr Briand, prononcée le 26 juin 1794.
42
Cité par Garneau, t. III, p. 114.
43
Cité par Garneau, t. III, p. 270.
44
Cité par Garneau, t. III, p. 316.