La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
écoutés du gouvernement impérial, il n'y aurait pas d'autre alternative que de porter les yeux sur Washington53!»
Ces Clear-Grits vraiment ne doutaient de rien et prétendaient tout régenter, même la métropole. Un ministre canadien, M. Cartier, répondit devant l'Assemblée d'une façon spirituelle à leurs réclamations: «L'Union, disait-il, avait fonctionné alors que le Bas-Canada avait 250,000 habitants de plus que l'autre province, et le même nombre de représentants. Pour que les choses restassent dans la justice, ne devait-on pas attendre, avant de demander un changement, que le Haut-Canada eût à son tour 250,000 habitants de plus que la province sœur? Or, il ne la dépassait que de 200,000. Il fallait donc encore une augmentation de 50,000 âmes, à moins que l'on ne considérât que 200,000 Clear-Grits valaient au moins 250,000 Canadiens!»
Les réclamations des Clear-Grits devenaient tellement pressantes, la résistance des Canadiens était de son côté si vigoureuse, et la force de chacun des partis se balançait d'une façon si égale, qu'il était devenu impossible aux gouverneurs de constituer un ministère. Les crises gouvernementales se suivaient et les ministres succédaient aux ministres. En trois ans (de 1857 à 1860), quatre ministères avaient été renversés et deux élections générales avaient eu lieu sans rétablir l'harmonie.
Il fallait aviser à sortir de cette embarrassante situation. C'est alors que M. John A. Macdonald, membre de l'un des derniers cabinets renversés, émit l'idée de rendre la liberté à chacune des provinces rivales, de rompre le lien d'union qui enchaînait ainsi, malgré elles, l'une à l'autre ces deux sœurs ennemies, et de le remplacer par le lien plus souple et moins étroit d'une confédération.
L'idée se généralisait même et l'on proposait d'inviter toutes les colonies anglaises de l'Amérique du Nord à entrer dans la nouvelle combinaison. Un ministère de conciliation parvient en 1863 à se former sur ce projet. Sur l'initiative de M. John A. Macdonald, redevenu ministre, une conférence, composée des représentants des colonies anglaises de l'Amérique du Nord, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, réunis à ceux du Canada, s'assemble à Québec, et présidée par un ministre canadien-français, M. Étienne Taché, elle pose les bases d'une entente commune. Dans la session de 1865 enfin, le projet élaboré reçoit à la fois la sanction du Parlement canadien et celle du gouvernement anglais qui, par la bouche du ministre des colonies, M. Caldwell, faisait connaître qu'il était tout prêt à l'appuyer.
L'opinion publique elle-même lui était partout favorable: le désir commun des Français et des Anglais du Canada était de sortir de cette promiscuité forcée, à laquelle les contraignait la constitution de l'Union, et à laquelle répugnaient également de part et d'autre leur caractère, leurs goûts, leurs idées et leurs croyances.
Après la session de 1865, quatre ministres canadiens, MM. John A. Macdonald, Cartier, Brown et Galt, furent envoyés en Angleterre pour régler les choses d'une façon définitive avec le gouvernement impérial. Les colonies de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick agissaient de même en 1866, et l'année suivante le Parlement impérial donnait, par un vote du 1er mars 1867, son approbation à la Confédération des colonies anglaises de l'Amérique du Nord.
Le 29 mars, la nouvelle constitution recevait la sanction royale, et le 1er juillet, elle était proclamée au Canada, au milieu des réjouissances publiques. Lord Monck, gouverneur depuis 1861, restait gouverneur général de la Confédération; M. John A. Macdonald, qu'on pourrait appeler le père de la Constitution, devenait premier ministre fédéral; son collègue canadien, M. E. Cartier, premier ministre de la province de Québec.
L'Union avait vécu, et elle avait manqué son but, les Canadiens en sortaient plus forts qu'ils n'y étaient entrés. La province française prenait place, non plus comme une proscrite qu'on méprise, mais comme une égale qu'on respecte, dans ce nouvel État dont deux Canadiens, MM. E. Taché et Cartier, avaient été deux des principaux créateurs.
CHAPITRE VIII
L'AUTONOMIE DES CANADIENS.
LE DOMINION (1867)
Toute grande œuvre politique a son grand homme. Sans Cavour, pas de royaume d'Italie; sans Bismarck, pas d'empire d'Allemagne. La Confédération canadienne-toutes proportions gardées-a, elle aussi, son fondateur.
Ministre presque sans interruption pendant plus de trente ans, sir John A. Macdonald est un type curieux et tient de beaucoup la première place parmi les hommes d'État anglais du Canada.
Ayant dans la conscience la souplesse qui tourne les obstacles, et dans la volonté la fermeté d'acier qui les brise; voyant clairement le but à atteindre, y marchant droit ou par un détour, suivant la nature des difficultés qui se présentaient sur sa route; assez habile et insinuant pour réunir sous sa bannière les ennemis les plus irréconciliables et les faire combattre côte à côte pour sa propre cause; idole du parti antifrançais et anticatholique des Orangistes, auxquels il accorda toujours une protection efficace, suivi aussi par les catholiques, auxquels il ne ménagea jamais les paroles ni les promesses; cachant une volonté de fer sous une physionomie souriante et simple, sir John avait l'étoffe d'un véritable politique.
Son œuvre fut digne de son talent: un État grand comme l'Europe entière, baigné par deux océans, et traversé par la voie ferrée la plus étendue de l'univers, certes, c'est là une création dont plus d'un serait fier.
De sang écossais, il naquit à Glasgow en 1815. Il était fils d'un yeoman (petit propriétaire) du Sutherlandshire, qui émigra au Canada vers 1820, et se fixa avec sa famille à Kingston (Ontario). Élevé au collège de cette ville, le jeune Macdonald fit ses études de droit et entra au barreau en 1836. Dès 1839, à l'âge de vingt-quatre ans, il se faisait connaître comme avocat par la défense, restée célèbre, d'un aventurier allemand, von Schultz, qui pendant trois ans avait terrorisé le pays à la tête d'une bande de maraudeurs. Enfin, en 1844, il débutait dans la vie politique comme représentant de la ville de Kingston à l'Assemblée législative du Canada. Il s'imposa dès lors comme un des chefs du parti conservateur, et figura, à partir de 1847, dans plusieurs ministères. En 1864 enfin, il prit la présidence du cabinet qui élabora et fit réussir le projet de Confédération canadienne.
Aux quatre provinces entrées tout d'abord dans la confédération: Ontario, Québec, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse, il réussit bientôt à en ajouter d'autres. En ouvrant, le 7 novembre 1867, la première session du Parlement canadien, le gouverneur général, lord Monck, avait tracé, pour ainsi dire, un programme et marqué un but à la nouvelle nation: «J'espère et je crois, avait-il dit, qu'elle étendra ses frontières de l'Atlantique au Pacifique54.» Sir John Macdonald ne tarda pas à réaliser ce programme et à atteindre ce but.
Avec la puissante compagnie de la Baie d'Hudson, il négocie dès 1869 l'achat des vastes territoires de l'Ouest, et y organise en 1870 la nouvelle province de Manitoba. C'était un pas immense fait par le nouvel État vers le Pacifique; mais les Montagnes Rocheuses l'en séparaient encore. L'année suivante, sir John les lui fait franchir, en obtenant l'adhésion de la Colombie britannique à la Confédération. En 1873 enfin, il y ajoute l'île du prince Édouard, qui porte à sept le nombre des provinces, et complète un territoire s'étendant sans interruption des bords de l'Atlantique à ceux du Pacifique, de l'embouchure du Saint-Laurent à l'île de Vancouver!
Restreint autrefois aux contrées limitrophes du Saint-Laurent, le nom de Canada embrasse aujourd'hui la moitié du continent américain, et le titre même de Dominion, imposé par ses fondateurs au nouvel État, montre bien quelles brillantes destinées ils espéraient pour lui.
La vie entière de sir John a été, depuis 1867, consacrée à la consolidation de son œuvre. Maintenu constamment aux affaires par une imposante majorité dans les Chambres, – sauf une courte période, de 1872 à 1878, durant laquelle le parti libéral s'éleva et se maintint au pouvoir, – il eut le temps de développer toute son énergie et tous ses talents. Sa persévérante volonté réussit à mener à bien la grande et difficile entreprise du chemin de fer Transcontinental. C'est grâce à lui qu'en
53
Turcotte, t. II, p. 412.
54