La Nation canadienne. Ch. Gailly de Taurines
que vous faites partie du peuple souverain. La trop fameuse Convention nationale de France, quoique forcée d'admettre la souveraineté du peuple, puisqu'elle lui devait son existence, eut bien soin de condamner elle-même les insurrections populaires, en insérant dans la Déclaration des droits, en tête de la constitution de 1795, que la souveraineté réside non dans une partie, ni même dans la majorité du peuple, mais dans l'universalité des citoyens… Or, qui oserait dire que dans ce pays la totalité des citoyens veut la destruction de son gouvernement45?»
Maintenue par le clergé, la masse du peuple resta calme, et les agitations suscitées par les hommes politiques ne le remuèrent, pour ainsi dire, qu'à la surface. La révolte était excusable; la population n'avait-elle pas été poussée à bout par cinquante ans de tracasseries d'une minorité hautaine et encombrante? Les Canadiens rencontrèrent en Angleterre de nombreux défenseurs. La loi par laquelle le gouvernement demandait, à titre de répression, la suspension de la constitution de 1791, fut combattue dans les deux Chambres par des voix éloquentes. Lord Brougham, dans la Chambre des lords, trouva des accents pathétiques pour justifier, devant un auditoire anglais, la conduite des Canadiens: «Vous vous récriez, dit-il, contre leur rébellion, quoique vous ayez pris leur argent sans leur agrément, et anéanti les droits que vous vous faisiez un mérite de leur avoir accordés…
«Toute la dispute, dites-vous, vient de ce que nous avons pris 20,000 livres sans le consentement de leurs représentants!..
«Vingt mille livres sans leur consentement! eh bien, ce fut pour vingt schellings qu'Hampden résista, et il acquit par sa résistance un nom immortel… Si c'est un crime de résister à l'oppression, de s'élever contre un pouvoir usurpé et de défendre ses libertés attaquées, quels sont les plus grands criminels? n'est-ce pas nous-mêmes qui avons donné l'exemple à nos frères américains46?»
La magnanimité et la clémence ne l'emportèrent pas cette fois. Malgré l'avis de ces éloquents défenseurs des Canadiens, la constitution de 1791 fut suspendue par un vote du Parlement, et lord Durham fut envoyé comme gouverneur, avec les pouvoirs les plus étendus, et la mission de faire une enquête sur le nouveau régime à adopter.
Lord Durham commença par exiler sans jugement quelques-uns des chefs de la révolte. Répression trop douce aux yeux de l'oligarchie anglaise: le sang des Canadiens n'eût pas été de trop pour satisfaire sa fanatique vengeance; elle réclamait des gibets, la presse de Montréal ne se faisait pas faute de le proclamer bien haut. Ces haines furent satisfaites l'année suivante.
Une prise d'armes sans importance, organisée sur le territoire des États-Unis par les réfugiés politiques, et dirigée sans succès contre la frontière canadienne, fournit un prétexte à une répression sanglante.
Sir John Colbourne, le nouveau gouverneur, qui venait de remplacer lord Durham accusé de modération, s'appliqua à ne pas mériter les reproches adressés à son prédécesseur. Il promena la torche et l'incendie à travers les villages suspects, et obéit de la façon la plus complaisante aux vœux des pires ennemis des Canadiens.
Les Anglais ne reculaient pas devant les excitations les plus haineuses ni devant les plus froides cruautés: «Pour avoir la tranquillité, disait le Hérald, il faut que nous fassions la solitude. Balayons les Canadiens de la surface de la terre!» Et quel lugubre tableau des atrocités qu'il avait conseillées et qu'il se félicitait de voir accomplies: «Dimanche soir, tout le pays en arrière de Laprairie présentait le spectacle funèbre d'une vaste nappe de flammes livides, et l'on rapporte que pas une maison de rebelle n'a été laissée debout. Dieu sait ce que deviendront les Canadiens qui n'ont pas péri, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, pendant l'hiver qui approche; ils n'ont plus devant les yeux que les horreurs du froid et de la faim…» «Il est triste, ajoutait le journal, d'envisager les terribles suites de la rébellion, et la ruine irréparable de tant d'êtres humains, innocents ou coupables. Néanmoins, il faut maintenir l'autorité des lois; il faut que l'intégrité de l'empire soit respectée, et que la paix, la prospérité soient assurées aux Anglais même au prix de l'existence de la nation canadienne française tout entière47!»
Sir John Colbourne n'était que trop porté à suivre ces sanglants conseils. A la lugubre joie de ces conseillers de haine, il dressa des gibets: «Nous avons vu, disait encore le Hérald du 19 novembre 1838, la nouvelle potence faite par M. Browson, et nous croyons qu'elle sera dressée aujourd'hui en face de la prison. Les rebelles sous les verrous pourront jouir d'une perspective qui, sans doute, aura l'effet de leur procurer un sommeil profond avec d'agréables songes. Six à sept à la fois seraient là tout à l'aise, et un plus grand nombre peut y trouver place dans un cas pressé!»
Douze des condamnés périrent sur l'échafaud, sous les yeux de leurs ennemis, accourus pour jouir de ce spectacle, un triomphe pour eux! Les malheureux subirent leur sort avec fermeté. On ne peut lire sans émotion les dernières lettres de l'un d'eux, Thomas Chevalier de Lorimier, à sa femme, à ses parents, à ses amis, lettres dans lesquelles il proteste avec de nobles accents de la sincérité de ses convictions.
Ces barbares exécutions eurent des effets bien contraires à ceux qu'en attendaient les ennemis des Canadiens. En étouffant dans le sang la rébellion, ils croyaient anéantir la nation canadienne. La rébellion fut étouffée en effet, mais de ces supplices la nation sortit plus fière d'elle-même, plus enthousiaste et plus forte.
La persécution ne servit jamais qu'à exalter les sentiments de ceux qui la subissent; à une cause proscrite, elle suscite de sublimes dévouements. Les Canadiens venaient de recevoir de la main du bourreau anglais des héros à révérer et à chérir; ils avaient désormais leurs martyrs politiques comme ils avaient eu leurs martyrs religieux!
Insignifiante en elle-même, si on ne regarde que ses résultats immédiats, la révolte de 1837-1838 eut de grandes conséquences pour l'avenir, et influa puissamment sur les destinées canadiennes. Le sang répandu, loin d'affaiblir cette nation qu'on voulait «balayer de la surface de la terre», fut pour elle une rosée féconde, source de nouvelle vigueur.
Ce rameau de l'arbre français, que nous avions si inconsciemment abandonné en Amérique, et que depuis nous avions si totalement oublié, se montrait tout à coup à nos yeux comme un arbre vigoureux; plein de sève, il prospérait et s'accroissait jusque sous une domination étrangère, en dépit des orages qui l'assaillaient de toutes parts.
Pour la première fois la presse française s'occupait du Canada, que sa révolte venait pour ainsi dire de lui révéler; pour la première fois, elle commençait à parler en termes émus de ces frères d'Amérique qui gardaient un souvenir si persistant d'une si oublieuse patrie.
Toutes les nuances politiques s'accordaient pour louer leur fidélité au sentiment français, et tandis qu'un journal libéral avait, durant l'insurrection, proposé la formation d'une légion de volontaires pour voler au secours de nos frères d'Amérique, la grave Gazette de France parlait, avec un attendrissement classique, du courage des Canadiens à défendre «cette nationalité que les émigrants français ont transportée avec eux au nord de l'Amérique, de même qu'Énée, selon la Fable, emporta avec lui ses dieux, les mœurs d'Ilion et ses pénates».
La révolte de 1838 avait révélé les Canadiens à l'Europe, la répression sanglante qu'ils subirent les révéla à eux-mêmes, exalta leur sentiment national et leur enthousiasme.
La suppression elle-même de cette liberté relative que leur avait donnée l'autonomie de leur province tourna à leur avantage. Leur enlever des droits, c'était leur donner un drapeau; ils gagnaient en force morale ce qu'ils perdaient en influence politique.
Un drapeau est souvent plus fort qu'une constitution; celui que le martyre des victimes de 1838 venait de déployer au-dessus des Canadiens leur permit de traverser victorieusement le nouveau régime, savamment combiné pour anéantir leur influence, auquel on allait les soumettre.
CHAPITRE VII
MALGRÉ LA RÉPRESSION, LES CANADIENS PROGRESSENT.
RÉGIME
45
Garneau, t. III, p. 340.
46
Garneau, t. III, p. 354.
47
Cité par Garneau, t. III, p. 367.