Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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du premier ordre.

      Ses attraits, son amabilité et son esprit attirèrent auprès d'elle, dès son entrée dans le monde, plusieurs adorateurs déclarés, et un grand nombre d'alcovistes assidus. Quelques-uns ne faisaient qu'user du privilége de l'usage, si cher surtout aux gens de lettres, de s'inscrire fictivement et poétiquement au nombre de ses amants, sans ressentir pour elle une passion plus prononcée que pour les autres dames qui agréaient de même leurs assiduités; mais il y en eut auxquels elle inspira un amour véritable, que la différence des rangs et de la fortune, qui exerçait alors une plus grande influence qu'aujourd'hui sur les sentiments du cœur, ne leur permettait guère d'espérer de faire partager. De tous ceux qui composaient sa petite cour, les plus dangereux étaient les hommes qui, dans une classe égale ou supérieure à la sienne, furent épris de ses attraits au point d'employer auprès d'elle tous les moyens de séduction, de concevoir l'espérance de s'en faire aimer et de la faire manquer à ses devoirs. Ce n'était pas, dans ce siècle d'intrigues amoureuses, une chose dont on se fît scrupule, à moins qu'on ne fût dévôt; et les personnages de la haute noblesse ne le devenaient ordinairement que dans un âge avancé. Lorsque, dans la jeunesse, leurs inclinations se tournaient vers la piété, ils se faisaient prêtres. Les dignités et les richesses ne manquaient pas à ceux d'entre eux qui avaient cette vocation, et elles n'attiraient que trop souvent ceux qui ne l'avaient pas. Autrement le goût de la galanterie et le talent de séduire les femmes étaient considérés comme des qualités inséparables de ce qu'on appelait alors un honnête homme: expression d'un sens très-flexible, et dont il est difficile de bien faire connaître aujourd'hui les diverses acceptions, puisqu'elle était souvent synonyme de galant83 ou homme à bonnes fortunes; qu'elle signifiait quelquefois un homme du monde, ou un homme bien élevé et de la haute société; et aussi un homme d'honneur. Un secret, que la prudence de madame de Sévigné parvint pendant quelque temps à dérober aux yeux intéressés et clairvoyants des séducteurs qui l'entouraient, fut bientôt connu d'eux tous, et les rendit plus ardents dans leurs poursuites. Les nombreuses et éclatantes infidélités du marquis de Sévigné apprirent bientôt à tout le monde qu'il n'avait pour la plus aimable des femmes que de la tiédeur et de l'indifférence, l'on sut que, sans aucun égard pour sa vertu, il la blessait au cœur et humiliait sans cesse son juste orgueil, en ne se donnant aucun soin pour cacher le scandale de sa conduite, et en prenant souvent (non par calcul, mais par ignorance) ceux dont elle était aimée pour premiers confidents de ses inclinations vagabondes.

      Pour se faire une idée de l'empressement que madame de Sévigné, négligée et délaissée par son mari, devait exciter autour d'elle, il faut connaître comment elle était appréciée par la société d'hommes et de femmes aimables qui l'entouraient; et rien ne peut mieux nous l'apprendre que madame de La Fayette, dans le portrait qu'elle a tracé de son amie, quelques années après l'époque dont nous nous occupons. Ce portrait est sous la forme d'une allocution qu'un inconnu est supposé adresser à madame de Sévigné elle-même, selon la mode de ce temps, très-accréditée parmi les habitués de l'hôtel de Rambouillet. On sait que par ces sortes de jeux d'esprit, tout en voulant flatter la personne qu'on prétendait peindre, on ambitionnait cependant le mérite de la ressemblance; on atténuait les défauts, mais on ne les passait pas sous silence; on exagérait les louanges, mais on n'en donnait point de fausses. Pour madame de Sévigné, les témoignages contemporains les moins contestables et les plus irrécusables attestent la parfaite exactitude et la précision des traits du portrait que madame de La Fayette en a fait. Nous ne citerons ici que les passages qui se rapportent à l'objet qui nous occupe.

      «Sachez donc, madame (dit l'inconnu à madame de Sévigné), si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante lorsque vous êtes animée par une conversation dont la contrainte est bannie. Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux84

      Cette expression d'un esprit qui éblouit les yeux a été blâmée, comme étant du style de précieuse; et il est certain qu'elle en a le caractère. C'est peut-être même une de celles que Molière, s'il l'avait connue, eût signalée pour la ridiculiser. Boileau l'a cependant employée depuis, et quoique ce soit d'une manière moins hardie, il a été critiqué sur ce point par le poëte le Brun85. Nous avons en vain cherché une expression qui peignit d'une manière aussi vraie, aussi énergique, l'effet produit par une jolie femme encore dans tout l'éclat et toute la fraîcheur du bel âge, qui, s'animant par l'action d'une conversation enjouée ou passionnée, électrise les âmes de ceux qui l'écoutent, et par ses gestes, ses paroles, ses regards, les plonge dans un enivrement dont ils ne peuvent se défendre. N'est-il pas vrai que cette femme, dont il y a peu d'instants on se contentait de louer froidement la beauté, brille alors d'attraits si variés, d'un effet si prompt, si puissant, si inattendu, que sa vue nous émeut encore plus que ses paroles? Le jeune homme ardent et sensible qui, dans l'âge fougueux des passions et dans de telles circonstances, éprouva plus d'une fois, en regardant une femme, de véritables éblouissements, n'ira pas chercher d'autre expression que celle dont madame de La Fayette s'est servie pour rendre l'effet magique produit par madame de Sévigné, quand, avec cet abandon, cette grâce, cet entraînement, cette éloquence qui lui étaient naturels, elle parlait avec feu d'un sujet qui lui plaisait, au milieu d'un cercle d'où, comme le dit madame de La Fayette, la contrainte était bannie. Autrement, selon une tradition qui est venue jusqu'à nous86, elle portait dans le monde une telle habitude de sécurité, d'insouciance, qu'en certains moments elle se faisait oublier, et paraissait presque nulle.

      Mais continuons de citer madame de La Fayette, et n'oublions pas de remarquer que, dans ce portrait, c'est un homme qui est censé parler:

      «Votre âme est grande et noble; vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs; vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Enfin, la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée; mais, à la honte de notre sexe, votre tendresse vous a été inutile, et vous l'avez renfermée dans le vôtre. Votre cœur, madame, est sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si généreux, si bien fait, si fidèle. Il y a des gens qui vous soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais, au contraire, vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit honorable, que vous y laissez voir ce que la prudence vous obligerait à cacher. Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été, et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance paraissent en votre bouche des protestations d'amitié; et tous les gens qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de votre bienveillance, sans qu'ils puissent se dire quelle marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre.»

      C'est surtout par ce dernier trait du caractère de madame de Sévigné, où la coquetterie naturelle à son sexe avait bien quelque part, qu'on comprend combien il était difficile à celui qu'elle avait enchaîné à son char, de pouvoir s'en détacher.

      Ménage ne l'éprouva que trop. Ce littérateur eut de son vivant une prodigieuse célébrité, et est un des érudits de son siècle le plus souvent cité par ceux du nôtre; ce qu'il doit plutôt à la variété qu'à la perfection de ses travaux, qui sont cependant très-recommandables. Ménage était bien fait, et d'une figure agréable; il réunissait au goût des lettres une forte inclination pour les femmes. Aussi ce penchant le porta-t-il toute sa vie à faire des vers pour elles, dans toutes les langues qu'il savait, c'est-à-dire en grec, en latin, en espagnol, en italien, en français; et il les faisait aussi bien qu'on peut les faire lorsqu'on n'est pas né poëte. Le jeune Boileau, qui sentait sa force et sa vocation, et appréciait à leur juste valeur les vers si vantés de Ménage, peut-être en secret jaloux de la réputation qu'il s'était


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<p>83</p>

Lois de la Galanterie, dans le Recueil des pièces en prose, 1658, p. 51.

<p>84</p>

Lettres de madame de Sévigné, t. I, p. LXXII.

<p>85</p>

BOILEAU, épître IX, édit. de Berriat Saint-Prix, t. II, p. 108.—AUGER, Mercure de France, mars 1808, p. 601.

<p>86</p>

L'abbé DE VAUXELLES, Réflexions sur les lettres de madame de Sévigné, t. I, p. LXXI.