Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Athanase Walckenaer


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plume pour rimer rencontrera Ménage87.

      Mais trouvant que Ménage, qui joignait à beaucoup d'amabilité dans la société un mérite réel, ne prêterait pas facilement au ridicule, Boileau, lorsqu'il livra cette satire à l'impression, changea ces vers, et à Ménage substitua l'abbé de Pure88.

      L'abbé Ménage (car il était aussi abbé, et, comme bien d'autres, pour posséder des bénéfices, mais non pour exercer les fonctions ecclésiastiques) pouvait avoir trente-deux ou trente-trois ans lorsqu'il connut Marie de Rabutin-Chantal, et qu'il consentit à lui donner des leçons. Il n'avait encore rien publié, mais il était en grande réputation parmi les savants, tant français qu'étrangers, et en correspondance régulière avec les plus renommés d'entre eux89. Ménage ne put donner ses soins à l'instruction de Marie Chantal sans en devenir amoureux; et il jouissait délicieusement des marques d'amitié qu'elle lui donnait, et du succès de ses leçons, lorsque les dispositions faites pour le mariage de sa jeune élève avec le marquis de Sévigné vinrent contrister son cœur. Il est présumable que Marie Chantal, alors fortement préoccupée de son changement d'état, oublia trop alors le pauvre Ménage, ou que lui-même s'aperçut, quoiqu'un peu tard, qu'il devait chercher par l'absence un remède à une passion sans espoir. Il voulut donc rompre avec elle, et prit pour prétexte, réel ou supposé, quelque marque d'inattention qui lui faisait penser que ses soins ne lui étaient plus aussi agréables que par le passé. L'amour malheureux éprouve une sorte de soulagement à rejeter sur l'objet aimé le tort des peines qu'il éprouve: c'est encore un moyen de l'occuper de soi et d'avoir avec lui quelque chose de commun; c'est une sorte de compensation et de vengeance que de lui faire partager les tourments dont il est la cause. Ce projet de rupture de Ménage donna lieu à une correspondance entre lui et son élève, dont il ne nous reste que deux lettres; mais elles suffisent pour nous montrer que Marie Chantal, toute jeune qu'elle était, avait compris que l'amour de Ménage était pour elle sans conséquence, et ne la forçait point à se priver des assiduités d'un homme dont la société était agréable et instructive, et pour lequel elle avait une véritable amitié. L'adresse qu'elle met à le retenir se manifeste assez dans la lettre suivante, et prouve que dès son plus jeune âge madame de Sévigné n'était point étrangère à l'art des coquettes, et que si sa vertu ne lui permettait pas de l'employer pour conquérir des amants, elle savait en user pour conserver ses amis et en augmenter le nombre.

LETTRE DE MARIE DE RABUTIN-CHANTAL A MÉNAGE

      «Je vous dis, encore une fois, que nous ne nous entendons pas; et vous êtes bien heureux d'être éloquent, car sans cela tout ce que vous m'avez mandé ne vaudrait guère, quoique cela soit merveilleusement bien arrangé. Je n'en suis pourtant pas effrayée; et je sens ma conscience si nette de ce que vous me dites, que je ne perds pas l'espérance de vous faire connaître sa pureté. C'est pourtant chose impossible, si vous ne m'accordez une visite d'une demi-heure; et je ne comprends pas par quel motif vous me la refusez si opiniâtrément. Je vous conjure, encore une fois, de venir ici; et puisque vous ne voulez pas que ce soit aujourd'hui, je vous supplie que ce soit demain. Si vous n'y venez pas, peut-être ne me fermerez-vous pas votre porte; et je vous poursuivrai de si près, que vous serez contraint d'avouer que vous avez un peu tort. Vous me voulez cependant faire passer pour ridicule, en me disant que vous n'êtes brouillé avec moi qu'à cause que vous êtes fâché de mon départ. Si cela était ainsi, je mériterais les Petites-Maisons, et non pas votre haine; mais il y a toute différence, et j'ai seulement peine à comprendre que quand on aime une personne et qu'on la regrette, il faille, à cause de cela, lui faire froid au dernier point les dernières fois qu'on la voit. Cela est une façon d'agir tout extraordinaire; et comme je n'y étais pas accoutumée, vous devez excuser ma surprise. Cependant je vous conjure de croire qu'il n'y a pas un de ces anciens et nouveaux amis dont vous me parlez que j'estime ni que j'aime tant que vous; c'est pourquoi, devant que de vous perdre, donnez-moi la consolation de vous mettre dans votre tort, et de dire que c'est vous qui ne m'aimez plus90. CHANTAL.»

      N'est-il pas charmant de la voir consentir à une séparation à condition qu'il lui donnera la consolation de le mettre dans son tort, et cela par un aveu qu'elle sait être impossible? Quoi de plus piquant et en même temps de plus aimable qu'une telle lettre; et où est le moyen d'y résister quand on aime? Ménage ne le put; il chicana, il s'excusa, il ergota sur l'expression de défunte amitié qu'elle avait employée dans une de ses lettres, et il revint, en esclave soumis, se remettre à la chaîne. Elle le prit au mot, et lui répondit ainsi:

LETTRE DE MARIE CHANTAL A MÉNAGE

      «C'est vous qui m'avez appris à parler de votre amitié comme d'une pauvre défunte; car, pour moi, je ne m'en serais jamais avisée, en vous aimant comme je fais. Prenez-vous-en donc à vous de cette vilaine parole qui vous a déplu, et croyez que je ne puis avoir plus de joie que de savoir que vous conservez pour moi l'amitié que vous m'avez promise, et qu'elle est ressuscitée glorieusement. Adieu91.

«CHANTAL.»

      Le plus récent des commentateurs de madame de Sévigné92 a cru voir dans ces lettres le trouble d'une âme innocente et les agitations d'un cœur novice; et rien assurément ne prouve mieux qu'une telle assertion combien l'histoire des époques les plus rapprochées de nous sont mal connues et mal comprises, lorsque de longues et grandes révolutions ont brisé la chaîne des habitudes, oblitéré les traditions et changé les préjugés. Pour se méprendre ainsi sur les intentions qui ont dicté les lettres de Marie Chantal à Ménage, il a fallu ignorer entièrement tout ce que, dans le siècle où elle écrivait, la différence du rang et de la naissance imposait de respect et de timidité d'une part, et donnait d'assurance et de liberté de l'autre. Mais, sans cette considération, il suffit de faire attention aux expressions dont se sert Marie Chantal, pour ne pas méconnaître la nature de ses sentiments. Si ce qu'on suppose eût été vrai, elle n'aurait pas si souvent rappelé à Ménage son amitié; elle ne se serait pas si souvent servie pour elle-même du mot aimer; elle n'aurait pas sollicité avec prière une entrevue. Il n'est pas de fillette de quinze ans, quelque inexpérimentée qu'elle soit, à qui, lorsqu'elle aime, l'instinct de la pudeur n'apprenne à mettre dans ses aveux plus de réserve. Marie Chantal avait dix-huit ans, et connaissait déjà le monde, sa politique et ses usages. Les lettres que nous venons de citer suffiraient seules pour le prouver; toutes celles qu'elle a écrites depuis à Ménage en différents temps, et toute sa conduite envers lui, confirment l'interprétation que nous leur avons donnée93.

      Un jour madame de Sévigné promit d'aller prendre Ménage dans sa voiture, pour aller respirer l'air avec lui au Cours. On sait que cette promenade, formée par quatre rangées d'arbres à la suite des Tuileries, hors de l'enceinte de la ville, le long de la Seine, était le rendez-vous du beau monde dans la belle saison94. Madame de Sévigné ne put tenir sa promesse; et ce jour elle fut forcée, par une cause quelconque et par le mauvais temps, de rester chez elle. Elle chargea Montreuil de prévenir Ménage de ce contre-temps. Celui-ci oublia la commission. Aussitôt madame de Sévigné, craignant que Ménage ne lui supposât un tort qu'elle n'avait pas, se hâta de s'excuser par la lettre qui suit:

LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE

      «Si Montreuil n'était point douze fois plus étourdi qu'un hanneton, vous verriez bien que je ne vous ai fait aucune malice; car il se chargea de vous faire savoir que je ne pouvais vous aller prendre, et me le promit si sérieusement, que, croyant ce qu'il me disait, qu'il n'était plus si fou qu'il avait été, je m'en fiai à lui; et c'est la faute que je fis. Outre cela, le temps épouvantable qu'il fit vous devait assez dire que je n'irais point au Cours. Tout cela vous fait voir que je n'ai aucun tort; c'est pourquoi je vous conseille, puisque vous êtes revenu de Pontoise, de n'y point retourner pour vous pendre; cela n'en vaut pas la peine, et vous y serez toujours reçu quand vous voudrez bien. Mon cher, croyez que je ne suis point irrégulière pour vous, et que je vous aime très-fortСкачать книгу


<p>87</p>

Recueil de vers choisis, 1665, in-12.

<p>88</p>

Ibid.—BOILEAU, Satire II, t. I, p. 44 de l'édit. de Saint-Marc.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. IV, p. 126, in-8o.

<p>89</p>

Mémoires pour servir à la vie de Ménage, dans le Ménagiana, t. I, édit. de 1715.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. IV, p. 137, ou t. VII, p. 39-66, article Ménage.

<p>90</p>

Lettre de Marie de Rabutin-Chantal à Ménage, t. I, p. 1, édit. de Monmerqué, 1820, in-8o.

<p>91</p>

Lettre de Marie Chantal à Ménage, t. I, p. 3, édit. de M.; ou t. I, p. 4, de l'édit. de G. de S.-G.

<p>92</p>

GAULT DE SAINT-GERMAIN, Lettres de Sévigné, t. I, p. 1.

<p>93</p>

SÉVIGNÉ, Lettres, t. I, p. 39, édit. de Monmerqué; t. I, p. 39 de l'édit. de Gault de Saint-Germain.—Mém. de Coulanges, p. 323; Lettres, t. I, p. 16, en date du 12 janvier.

<p>94</p>

LE MAIRE, Paris ancien et moderne, 1685, t. III, p. 386.