Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer
et aussi trop dangereux, d'être continuellement en discussion avec le monde au milieu duquel on vit. C'est ce qui arriverait à tout homme judicieux, s'il s'obstinait à ne vouloir prendre les choses que pour ce qu'elles sont réellement, et s'il refusait toujours de consentir à les admettre pour ce qu'elles sont réputées être.
Avec moins de savoir, moins d'importance et de vanité, mais avec plus d'esprit et d'amabilité, le jeune abbé de Montreuil, ami et depuis secrétaire de Cosnac, évêque de Valence, contribua beaucoup plus que le chevalier de Méré à l'agrément de la société que réunissait madame de Sévigné. Jovial, étourdi; montrant souvent ses belles dents; d'une humeur libre, paresseuse; dissipant en voyages, en plaisir, les revenus d'assez gros bénéfices; parlant un peu l'italien et l'espagnol, et faisant négligemment et facilement des madrigaux et des chansons pour les femmes auxquelles il aimait à plaire, tel était Montreuil111. On sait que le soin qu'il prit d'envoyer ses vers à tous les faiseurs de recueils lui a valu l'honneur de fournir une rime à Boileau112. Il ne sut point mauvais gré à ce poëte d'un léger trait de satire qui a transmis son nom à la postérité plus sûrement que les deux éditions de ses ouvrages qu'il a lui-même publiées. Outre le joli madrigal qu'il a composé pour madame de Sévigné, et que nous avons rapporté dans le chapitre précédent113, son recueil contient encore deux lettres qu'il lui a adressées, et que les éditeurs de madame de Sévigné n'ont point reproduites. Nous aurons occasion d'en faire mention à leur date.
Dans la même classe que Montreuil était Marigny. Quoique ayant la prétention d'être noble d'ancienne date, il était fils d'un marchand de fer possesseur de la seigneurie de Marigny, dans le Nivernais. Parmi tous les cavaliers qui formaient son galant cortége, madame de Sévigné n'en comptait pas de plus gai, de plus spirituel, de plus réjouissant que ce chansonnier de la Fronde, gros, court, rebondi, au teint fleuri; il avait fait un voyage en Suède, et passait pour avoir obtenu les bonnes grâces de la reine Christine114. Il était attaché au coadjuteur depuis cardinal de Retz, et presque un des familiers du marquis de Sévigné lorsque celui-ci épousa Marie de Chantal; mais à cette époque son âge, déjà mûr, et son goût pour le vin et la bonne chère, le rendaient pour notre jeune marquise un séducteur peu dangereux: toutefois, elle goûtait beaucoup son intarissable gaieté, la facilité, la grâce et la finesse mordante de son esprit115.
Saint-Pavin, le petit bossu116, était aussi une des connaissances les plus anciennes de madame de Sévigné, et une des plus intimes. Il avait une maison à Livry, lieu dont son père, président aux enquêtes et prévôt des marchands, était seigneur. Cet aimable voluptueux, qui dépensait d'une manière peu exemplaire les revenus de ses bénéfices, attirait à sa campagne, par son amabilité, son humeur joyeuse et sa bonne chère, la meilleure société de Paris. Le prince de Condé, au retour de la guerre, ne manquait jamais, pour se délasser, d'y aller passer un jour ou deux117. Saint-Pavin était le premier à plaisanter des difformités de sa taille. Il a lui-même tracé ainsi son portrait:
Soit par hasard, soit par dépit,
La nature injuste me fit
Court, entassé, la panse grosse,
Au milieu de mon dos se hausse
Certain amas d'os et de chair,
Fait en pointe de clocher;
Mes bras d'une longueur extrême,
Et mes jambes presque de même,
Me font prendre le plus souvent
Pour un petit moulin à vent.
Saint-Pavin eut occasion de voir la jeune Marie de Chantal à Livry, chez son cousin l'abbé de Coulanges, où il allait fréquemment, amenant avec lui ses compagnons de plaisir118. Il fut charmé de la jeune et belle Bourguignonne; et il lui exprima très-familièrement dans ses vers ce qu'il ressentait. Il continua sur le même ton après qu'elle fut mariée. Madame de Sévigné pouvait, sans craindre la calomnie, s'amuser des attentions et des hommages d'un homme très-spirituel, mais si peu propre par sa conformation à inspirer de l'amour. Aussi se plaisait-elle dans sa société; on voit même qu'elle aimait à lui écrire. Il lui dit dans une fort jolie épître:
Je ne me pique point d'écrire,
J'y veux renoncer désormais;
Et même j'oublierais à lire,
Si vous ne m'écriviez jamais119.
Après son mariage, dans la belle saison, madame de Sévigné se faisait un plaisir d'aller passer tous les vendredis à Livry, chez son tuteur. Saint-Pavin, qui à cette époque de l'année n'habitait jamais la ville, ne la voyait que ces jours-là; et il les passait si agréablement, qu'il fit à ce sujet l'impromptu suivant:
Seigneur, que vos bontés sont grandes
De nous écouter de si haut!
On vous fait diverses demandes;
Seul vous savez ce qu'il nous faut.
Je suis honteux de mes faiblesses.
Pour les honneurs, pour les richesses,
Je vous importunai jadis:
J'y renonce, je le proteste.
Multipliez les vendredis,
Je vous quitte de tout le reste.
On voit, par une facile épître faite sur deux rimes, le plaisir qu'il éprouvait à correspondre avec madame de Sévigné:
M'envoyer faire un compliment
Par un laquais sans jugement,
Qui ne sait ce qu'il veut me dire,
C'est vous commettre étrangement;
Vous feriez bien mieux de m'écrire:
On s'explique plus finement,
Et la réponse qu'on s'attire,
Quand elle est faite galamment,
Se refuse malaisément
D'une personne qui soupire
Toujours respectueusement.
Essayons ces choses pour rire:
Dans un billet adroitement
Je vous conterai mon martyre;
A le recevoir, à le lire,
Vous façonnerez120 grandement,
Et vous répondrez fièrement,
Donnant pourtant votre agrément
Au beau feu que l'amour inspire.
Ceux qui voudront malignement
Traiter de trop d'emportement
Ce commerce, pour en médire,
Ne diront pas certainement:
Telle maîtresse, tel amant
Sont faits égaux comme de cire.
Vous êtes belle assurément,
Et je tiens beaucoup du satyre121.
Ce fut aussi vers cette époque, et dès le commencement de son mariage, que madame de Sévigné fit connaissance avec Segrais. Le comte de Fiesque, fils de la gouvernante de mademoiselle de Montpensier, fut éloigné de la cour, et se retira à Caen. Dons cette ville il se lia avec Segrais, qui, alors âgé de vingt ans, avait déjà acquis dans sa province une petite célébrité littéraire par la composition d'une tragédie et d'un roman. Le comte de Fiesque, lorsqu'il fut rappelé de son exil, emmena avec
111
TALLEMANT DES RÉAUX,
112
BOILEAU,
113
114
TALLEMANT DES RÉAUX, t. IV, p. 263, in-8o, ou t. VII, p. 179, et la correspondance de Chanut, mss., t. I, Bib. Roy.
115
116
SAINT-PAVIN,
117
Id.,
118
SÉVIGNÉ,
119
SÉVIGNÉ,
120
C'est-à-dire:
121
SÉVIGNÉ,